Maximes et Pensées (Chamfort)/Édition Auguis/Texte entier

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Maximes et Pensées
Œuvres complètes, tome I
Texte établi par P. R. Auguis, Chaumerot jeune.


MAXIMES ET PENSÉES.


CHAPITRE PREMIER.

Maximes générales.


Les maximes, les axiomes sont, ainsi que les abrégés, l’ouvrage des gens d’esprit qui ont travaillé, ce semble, à l’usage des esprits médiocres ou paresseux. Le paresseux s’accommode d’une maxime qui le dispense de faire lui-même les observations qui ont mené l’auteur de la maxime au résultat dont il fait part à son lecteur. Le paresseux et l’homme médiocre se croient dispensés d’aller au delà, et donnent à la maxime une généralité que l’auteur, à moins qu’il ne soit lui-même médiocre (ce qui arrive quelquefois), n’a pas prétendu lui donner. L’homme supérieur saisit tout d’un coup les ressemblances, les différences qui font que la maxime est plus ou moins applicable à tel ou tel cas, ou ne l’est pas du tout. Il en est de cela, comme de l’histoire naturelle, où le désir de simplifier a imaginé les classes et les divisions. Il a fallu avoir de l’esprit pour les faire ; car il a fallu rapprocher et observer des rapports : mais le grand naturaliste, l’homme de génie, voit que la nature prodigue des êtres individuellement différens, et voit l’insuffisance des divisions et des classes, qui sont d’un si grand usage aux esprits médiocres ou paresseux. On peut les associer : c’est souvent la même chose, c’est souvent la cause et l’effet.

— La plupart des faiseurs de recueils de vers ou de bons mots ressemblent à ceux qui mangent des cerises ou des huitres, choisissant d’abord les meilleurs, et finissant par tout manger.

— Ce serait une chose curieuse qu’un livre qui indiquerait toutes les idées corruptrices de l’esprit humain, de la société, de la morale, et qui se trouvent développées ou supposées dans les écrits les plus célèbres, dans les auteurs les plus consacrés ; les idées qui propagent la superstition religieuse, les mauvaises maximes politiques, le despotisme, la vanité de rang, les préjugés populaires de toute espèce. On verrait que presque tous les livres sont des corrupteurs, que les meilleurs font presque autant de mal que de bien.

— On ne cesse d’écrire sur l’éducation ; et les ouvrages écrits sur cette matière ont produit quelques idées heureuses, quelques méthodes utiles ; ont fait, en un mot, quelque bien partiel. Mais quelle peut être, en grand, l’utilité de ces écrits, tant qu’on ne fera pas marcher de front les réformes relatives à la législation, à la religion, à l’opinion publique ? L’éducation n’ayant d’autre objet que de conformer la raison de l’enfance à la raison publique relativement à ces trois objets, quelle instruction donner, tant que ces trois objets se combattent ? En formant la raison de l’enfance, que faites-vous que de la préparer à voir plutôt l’absurdité des opinions et des mœurs consacrées par le sceau de l’autorité sacrée, publique, ou législative ; par conséquent, à lui en inspirer le mépris ?

— C’est une source de plaisir et de philosophie, de faire l’analyse des idées qui entrent dans les divers jugemens que portent tel ou tel homme, telle ou telle société. L’examen des idées qui déterminent telle ou telle opinion publique, n’est pas moins intéressant, et l’est souvent davantage.

— Il en est de la civilisation, comme de la cuisine. Quand on voit sur une table des mets légers, sains et bien préparés, on est fort aise que la cuisine soit devenue une science ; mais quand on y voit des jus, des coulis, des pâtés de truffes, on maudit les cuisiniers et leur art funeste : à l’application.

— L’homme, dans l’état actuel de la société, me paraît plus corrompu par sa raison que par ses passions. Ses passions (j’entends ici celles qui appartiennent à l’homme primitif) ont conservé, dans l’ordre social, le peu de nature qu’on y retrouve encore.

— La société n’est pas, comme on le croit d’ordinaire, le développement de la nature, mais bien sa décomposition et sa refonte entière. C’est un second édifice, bâti avec des décombres du premier. On en trouve les débris, avec un plaisir mêlé de surprise. C’est celui qu’occasionne l’expression naïve d’un sentiment naturel qui échappe dans la société ; il arrive même qu’il plaît davantage, si la personne à laquelle il échappe est d’un rang plus élevé, c’est-à-dire, plus loin de la nature. Il charme dans un roi, parce qu’un roi est dans l’extrémité opposée. C’est un débris d’ancienne architecture dorique ou corinthienne, dans un édifice grossier et moderne.

— En général, si la société n’était pas une composition factice, tout sentiment simple et vrai ne produirait pas le grand effet qu’il produit : il plairait sans étonner ; mais il étonne et il plaît. Notre surprise est la satire de la société, et notre plaisir est un hommage à la nature.

— Des fripons ont toujours un peu besoin de leur honneur, à peu près comme les espions de police, qui sont payés moins cher, quand ils voient moins bonne compagnie.

— Un homme du peuple, un mendiant, peut se laisser mépriser, sans donner l’idée d’un homme vil, si le mépris ne paraît s’adresser qu’à son extérieur : mais ce même mendiant, qui laisserait insulter sa conscience, fût-ce par le premier souverain de l’Europe, devient alors aussi vil par sa personne que par son état.

— Il faut convenir qu’il est impossible de vivre dans le monde, sans jouer de temps en temps la comédie. Ce qui distingue l’honnête homme du fripon, c’est de ne la jouer que dans les cas forcés, et pour échapper au péril ; au lieu que l’autre va au-devant des occasions.

— On fait quelquefois dans le monde un raisonnement bien étrange. On dit à un homme, en voulant récuser son témoignage en faveur d’un autre homme : C’est votre ami. Eh ! morbleu, c’est mon ami, parce que le bien que j’en dis est vrai, parce qu’il est tel que je le peins. Vous prenez la cause pour l’effet, et l’effet pour la cause. Pourquoi supposez-vous que j’en dis du bien, parce qu’il est mon ami ? et pourquoi ne supposez-vous pas plutôt qu’il est mon ami, parce qu’il y a du bien à en dire ?

— Il y a deux classes de moralistes et de politiques : ceux qui n’ont vu la nature humaine que du côté odieux ou ridicule, et c’est le plus grand nombre ; Lucien, Montaigne, Labruyère, Larochefoucault, Swift, Mandeville, Helvétius, etc : ceux qui ne l’ont vue que du beau côté et dans ses perfections ; tels sont Shaftersbury et quelques autres. Les premiers ne connaissent pas le palais dont ils n’ont vu que les latrines ; les seconds sont des enthousiastes qui détournent leurs yeux loin de ce qui les offense, et qui n’en existe pas moins. Est in medio verum.

— Veut-on avoir la preuve de la parfaite inutilité de tous les livres de morale, de sermons, etc. ? Il n’y a qu’à jeter les yeux sur le préjugé de la noblesse héréditaire. Y a-t-il un travers contre lequel les philosophes, les orateurs, les poètes, aient lancé plus de traits satiriques, qui ait plus exercé les esprits de toute espèce, qui ait fait naître plus de sarcasmes ? cela a-t-il fait tomber les présentations, la fantaisie de monter dans les carrosses ? cela a-t-il fait supprimer la place de Cherin ?

— Au théâtre, on vise à l’effet ; mais ce qui distingue le bon et le mauvais poète, c’est que le premier veut faire effet par des moyens raisonnables ; et, pour le second, tous les moyens sont excellens. Il en est de cela comme des honnêtes gens et des fripons, qui veulent également faire fortune : les premiers n’emploient que des moyens honnêtes ; et les autres, toutes sortes de moyens.

— La philosophie, ainsi que la médecine, a beaucoup de drogues, très-peu de bons remèdes, et presque point de spécifiques.

— On compte environ cent cinquante millions d’âmes en Europe, le double en Afrique, plus du triple en Asie ; en admettant que l’Amérique et les Terres Australes n’en contiennent que la moitié de ce que donne notre hémisphère, on peut assurer qu’il meurt tous les jours, sur notre globe, plus de cent mille hommes. Un homme qui n’aurait vécu que trente ans, aurait encore échappé environ mille quatre cents fois à cette épouvantable destruction.

— J’ai vu des hommes qui n’étaient doués que d’une raison simple et droite, sans une grande étendue ni sans beaucoup d’élévation d’esprit ; et cette raison simple avait suffi pour leur faire mettre à leur place les vanités et les sottises humaines, pour leur donner le sentiment de leur dignité personnelle, leur faire apprécier ce même sentiment dans autrui. J’ai vu des femmes à peu près dans le même cas, qu’un sentiment vrai, éprouvé de bonne heure, avait mises au niveau des mêmes idées. Il suit, de ces deux observations, que ceux qui mettent un grand prix à ces vanités, à ces sottises humaines, sont de la dernière classe de notre espèce.

— Celui qui ne sait point recourir à propos à la plaisanterie, et qui manque de souplesse dans l’esprit, se trouve très-souvent placé entre la nécessité d’être faux ou d’être pédant : alternative fâcheuse à laquelle un honnête homme se soustrait, pour l’ordinaire, par de la grâce et de la gaîté.

— Souvent une opinion, une coutume commence à paraître absurde dans la première jeunesse ; et en avançant dans la vie, on en trouve la raison ; elle paraît moins absurde. En faudrait-il conclure que de certaines coutumes sont moins ridicules ? On serait porté à penser quelquefois qu’elles ont été établies par des gens qui avaient lu le livre entier de la vie, et qu’elles sont jugées par des gens qui, malgré leur esprit, n’en ont lu que quelques pages.

— Il semble que, d’après les idées reçues dans le monde et la décence sociale, il faut qu’un prêtre, un curé croie un peu pour n’être pas hypocrite, ne soit pas sûr de son fait pour n’être pas intolérant. Le grand-vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l’évêque rire tout-à-fait, le cardinal y joindre son mot.

— La plupart des nobles rappellent leurs ancêtres, à peu près comme un Cicerone d’Italie rappelle Cicéron.

— J’ai lu, dans je ne sais quel voyageur, que certains sauvages de l’Afrique croient à l’immortalité de l’âme. Sans prétendre expliquer ce qu’elle devient, il la croient errante, après la mort, dans les broussailles qui environnent leurs bourgades, et la cherchent plusieurs matinées de suite. Ne la trouvant pas, ils abandonnent cette recherche, et n’y pensent plus. C’est à peu près ce que nos philosophes ont fait, et avaient de meilleur à faire.

— Il faut qu’un honnête homme ait l’estime publique sans y avoir pensé, et, pour ainsi dire, malgré lui. Celui qui l’a cherchée, donne sa mesure.

— C’est une belle allégorie, dans la Bible, que cet arbre de la science du bien et du mal qui produit la mort. Cet emblème ne veut-il pas dire que, lorsqu’on a pénétré le fond des choses, la perte des illusions amène la mort de l’âme, c’est-à-dire, un désintéressement complet sur tout ce qui touche et occupe les autres hommes ?

— Il faut qu’il y ait de tout dans le monde ; il faut que, même dans les combinaisons factices du système social, il se trouve des hommes qui opposent la nature à la société, la vérité à l’opinion, la réalité à la chose convenue. C’est un genre d’esprit et de caractère fort piquant, et dont l’empire se fait sentir plus souvent qu’on ne croit. Il y a des gens à qui on n’a besoin que de présenter le vrai, pour qu’ils y courent avec une surprise naïve et intéressante. Ils s’étonnent qu’une chose frappante (quand on sait la rendre telle) leur ait échappé jusqu’alors.

— On croit le sourd malheureux dans la société. N’est-ce pas un jugement prononcé par l’amour-propre de la société, qui dit : cet homme-là n’est-il pas trop à plaindre de n’entendre pas ce que nous disons ?

— La pensée console de tout, et remédie à tout. Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez-lui le remède du mal qu’elle vous a fait, elle vous le donnera.

— Il y a, on ne peut le nier, quelques grands caractères dans l’histoire moderne, et on ne peut comprendre comment ils se sont formés : ils y semblent comme déplacés ; ils y sont comme des cariatides dans un entresol.

— La meilleure philosophie, relativement au monde, est d’allier, à son égard, le sarcasme de la gaîté avec l’indulgence du mépris.

— Je ne suis pas plus étonné de voir un homme fatigué de la gloire, que je ne le suis d’en voir un autre importuné du bruit qu’on fait dans son antichambre.

— J’ai vu, dans le monde, qu’on sacrifiait sans cesse l’estime des honnêtes gens à la considération, et le repos à la célébrité.

— Une forte preuve de l’existence de Dieu, selon Dorilas, c’est l’existence de l’homme, de l’homme par excellence, dans le sens le moins susceptible d’équivoque, dans le sens le plus exact, et, par conséquent, un peu circonscrit : en un mot, de l’homme de qualité. C’est le chef-d’œuvre de la providence, ou plutôt le seul ouvrage immédiat de ses mains. Mais on prétend, on assure qu’il existe des êtres d’une ressemblance parfaite avec cet être privilégié. Dorilas a dit : Est-il vrai ? quoi ! même figure ! même conformation extérieure ! Eh bien ! l’existence de ces individus, de ces hommes (puisqu’on les appelle ainsi), qu’il a niée autrefois, qu’il a vue, à sa grande surprise, reconnue par plusieurs de ses égaux ; que, par cette raison seule, il ne nie plus formellement ; sur laquelle il n’a plus que des nuages, des doutes bien pardonnables, tout-à-fait involontaires ; contre laquelle il se contente de protester simplement par des hauteurs, par l’oubli des bienséances, ou par des bontés dédaigneuses ; l’existence de tous ces êtres, sans doute mal définis, qu’en fera-t-il ? comment l’expliquera-t-il ? comment accorder ce phénomène avec sa théorie ? dans quel système physique, méthaphysique, ou, s’il le faut, mythologique, ira-t-il chercher la solution de ce problème ? Il réfléchit, il rêve, il est de bonne foi ; l’objection est spécieuse ; il en est ébranlé. Il a de l’esprit, des connaissances ; il va trouver le mot de l’énigme ; il l’a trouvé, il le tient ; la joie brille dans ses yeux. Silence. On connaît, dans la théorie persane, la doctrine des deux principes, celui du bien et celui du mal. Eh quoi ! vous ne saisissez pas ? Rien de plus simple. Le génie, les talens, les vertus, sont des inventions du mauvais principe d’Orimane, du Diable, pour mettre en évidence, pour produire au grand jour certains misérables, plébéiens reconnus, vrais roturiers, ou à peine gentilshommes.

— Combien de militaires distingués, combien d’officiers généraux sont morts, sans avoir transmis leurs noms à la postérité : en cela, moins heureux que Bucéphale, et même que le dogue espagnol Bérécillo, qui dévorait les Indiens de Saint-Domingue, et qui avait la paie de trois soldats !

— On souhaite la paresse d’un méchant et le silence d’un sot.

— Ce qui explique le mieux comment le malhonnête homme, et quelquefois même le sot, réussissent presque toujours mieux, dans le monde, que l’honnête homme et que l’homme d’esprit, à faire leur chemin : c’est que le malhonnête homme et le sot ont moins de peine à se mettre au courant et au ton du monde, qui, en général, n’est que malhonnêteté et sottise ; au lieu que l’honnête homme et l’homme sensé, ne pouvant pas entrer sitôt en commerce avec le monde, perdent un temps précieux pour la fortune. Les uns sont des marchands qui, sachant la langue du pays, vendent et s’approvisionnent tout de suite ; tandis que les autres sont obligés d’apprendre la langue de leurs vendeurs et de leurs chalands, avant que d’exposer leur marchandise, et d’entrer en traité avec eux : souvent même ils dédaignent d’apprendre cette langue, et alors ils s’en retournent sans étrenner.

— Il y a une prudence supérieure à celle qu’on qualifie ordinairement de ce nom : l’une est la prudence de l’aigle, et l’autre celle des taupes. La première consiste à suivre hardiment son caractère, en acceptant avec courage les désavantages et les inconvéniens qu’il peut produire…

— Pour parvenir à pardonner à la raison le mal qu’elle fait à la plupart des hommes, on a besoin de considérer ce que ce serait que l’homme sans sa raison. C’était un mal nécessaire.

— Il y a des sottises bien habillées, comme il y a des sots très-bien vêtus.

— Si l’on avait dit à Adam, le lendemain de la mort d’Abel, que, dans quelques siècles, il y aurait des endroits où, dans l’enceinte de quatre lieues carrées, se trouveraient réunis et amoncelés sept ou huit cent mille hommes, aurait-il cru que ces multitudes pussent jamais vivre ensemble ? ne se serait-il pas fait une idée encore plus affreuse de ce qui s’y commet de crimes et de monstruosités ? C’est la réflexion qu’il faut faire, pour se consoler des abus attachés à ces étonnantes réunions d’hommes.

— Les prétentions sont une source de peines, et l’époque du bonheur de la vie commence au moment où elles finissent. Une femme est-elle encore jolie au moment où sa beauté baisse ? ses prétentions la rendent ou ridicule ou malheureuse : dix ans après, plus laide ou vieille, elle est calme et tranquille. Un homme est dans l’âge où l’on peut réussir et ne pas réussir auprès des femmes ; il s’expose à des inconvéniens, et même à des affronts : il devient nul ; dès lors plus d’incertitudes, et il est tranquille. En tout, le mal vient de ce que les idées ne sont pas fixes et arrêtées : il vaut mieux être moins, et être ce qu’on est incontestablement. L’état des ducs et pairs, bien constaté, vaut mieux que celui des princes étrangers, qui ont à lutter sans cesse pour la prééminence. Si Chapelain eût pris le parti que lui conseillait Boileau, par le fameux hémistiche : Que n’écrit-t-il en prose ? il se fût épargné bien des tourmens, et se fut peut-être fait un nom, autrement que par le ridicule.

— N’as-tu pas honte de vouloir parler mieux que tu ne peux ? disait Sénèque à l’un de ses fils, qui ne pouvait trouver l’exorde d’une harangue qu’il avait commencée. On pourrait dire de même à ceux qui adoptent des principes plus forts que leur caractère : N’as-tu-pas honte de vouloir être philosophe plus que tu ne peux ?

— La plupart des hommes qui vivent dans le monde, y vivent si étourdiment, pensent si peu, qu’ils ne connaissent pas ce monde qu’ils ont toujours sous les yeux. Ils ne le connaissent pas, disait plaisamment M. de B., par la raison qui fait que les hannetons ne savent pas l’histoire naturelle.

— En voyant Bacon, dans le commencement du seizième siècle, indiquer à l’esprit humain la marche qu’il doit suivre pour reconstruire l’édifice des sciences, on cesse presque d’admirer les grands hommes qui lui ont succédé, tels que Boile, Loke, etc. Il leur distribue d’avance le terrain qu’ils ont à défricher ou à conquérir. C’est César, maître du monde après la victoire de Pharsale, donnant des royaumes et des provinces à ses partisans ou à ses favoris.

— Notre raison nous rend quelquefois aussi malheureux que nos passions ; et on peut dire de l’homme, quand il est dans ce cas, que c’est un malade empoisonné par son médecin.

— Le moment où l’on perd les illusions, les passions de la jeunesse, laisse souvent des regrets ; mais quelquefois on hait le prestige qui nous a trompé. C’est Armide qui brûle et détruit le palais où elle fut enchantée.

— Les médecins et le commun des hommes ne voient pas plus clair les uns que les autres dans les maladies et dans l’intérieur du corps humain. Ce sont tous des aveugles : mais les médecins sont des quinze-vingts, qui connaissent mieux les rues, et qui se tirent mieux d’affaire.

— Vous demandez comment on fait fortune. Voyez ce qui se passe au parterre d’un spectacle, le jour où il y a foule ; comme les uns restent en arrière, comme les premiers reculent, comme les derniers sont portés en avant. Cette image est si juste, que le mot qui l’exprime a passé dans le langage du peuple. Il appelle faire fortune, se pousser. Mon fils, mon neveu se poussera. Les honnêtes gens disent, s’avancer, avancer, arriver, termes adoucis, qui écartent l’idée accessoire de force, de violence, de grossièreté ; mais qui laissent subsister l’idée principale.

— Le monde physique paraît l’ouvrage d’un être puissant et bon, qui a été obligé d’abandonner à un être malfaisant l’exécution d’une partie de son plan. Mais le monde moral paraît être le produit des caprices d’un diable devenu fou.

— Ceux qui ne donnent que leur parole pour garant d’une assertion qui reçoit sa force de ses preuves, ressemblent à cet homme qui disait : J’ai l’honneur de vous assurer que la terre tourne autour du soleil.

— Dans les grandes choses, les hommes se montrent comme il leur convient de se montrer : dans les petites, ils se montrent comme ils sont.

— Qu’est-ce qu’un philosophe ? C’est un homme qui oppose la nature à la loi, la raison à l’usage, sa conscience à l’opinion, et son jugement à l’erreur.

— Un sot qui a un moment d’esprit, étonne et scandalise, comme des chevaux de fiacre au galop.

— Ne tenir dans la main de personne, être l’homme de son cœur, de ses principes, de ses sentimens : c’est ce que j’ai vu de plus rare.

— Au lieu de vouloir corriger les hommes de certains travers insupportables à la société, il aurait fallu corriger la faiblesse de ceux qui les souffrent.

— Les trois-quarts des folies ne sont que des sottises.

— L’opinion est la reine du monde, parce que la sottise est la reine des sots.

— Il faut savoir faire les sottises que nous demande notre caractère.

— L’importance sans mérite obtient des égards sans estime.

— Grands et petits, on a beau faire, il faut toujours se dire comme le fiacre aux courtisanes dans le moulin de Javelle : Vous autres et nous autres, nous ne pouvons nous passer les uns des autres.

— Quelqu’un disait que la Providence était le nom de baptême du hasard : quelque dévot dira que le hasard est un sobriquet de la Providence.

— Il y a peu d’hommes qui se permettent un usage rigoureux et intrépide de leur raison, et osent l’appliquer à tous les objets dans toute sa force. Le temps est venu où il faut l’appliquer ainsi à tous les objets de la morale, de la politique et de la société, aux rois, aux ministres, aux grands, aux philosophes, aux principes des sciences, des beaux-arts, etc. : sans quoi, on restera dans la médiocrité.

— Il y a des hommes qui ont le besoin de primer, de s’élever au-dessus des autres, à quelque prix que ce puisse être. Tout leur est égal, pourvu qu’ils soient en évidence sur des tréteaux de charlatan ; sur un théâtre, un trône, un échafaud, ils seront toujours bien, s’ils attirent les yeux.

— Les hommes deviennent petits en se rassemblant : ce sont les diables de Milton, obligés de se rendre pygmées, pour entrer dans le Pandœmonion.

— On anéantit son propre caractère dans la crainte d’attirer les regards et l’attention ; et on se précipite dans la nullité, pour échapper au danger d’être peint.

— L’ambition prend aux petites âmes plus facilement qu’aux grandes, comme le feu prend plus aisément à la paille, aux chaumières qu’aux palais.

— L’homme vit souvent avec lui-même, et il a besoin de vertu ; il vit avec les autres, et il a besoin d’honneur.

— Les fléaux physiques et les calamités de la nature humaine ont rendu la société nécessaire. La société a ajouté aux malheurs de la nature. Les inconvéniens de la société ont amené la nécessité du gouvernement, et le gouvernement ajoute aux malheurs de la société. Voilà l’histoire de la nature humaine.

— La fable de Tantale n’a presque jamais servi d’emblème qu’à l’avarice ; mais elle est, pour le moins, autant celui de l’ambition, de l’amour de la gloire, de presque toutes les passions.

— La nature, en faisant naître à la fois la raison et les passions, semble avoir voulu, par le second présent, aider l’homme à s’étourdir sur le mal qu’elle lui a fait par le premier ; et, en ne le laissant vivre que peu d’années après la perte de ses passions, semble prendre pitié de lui, en le délivrant bientôt d’une vie qui le réduisait à sa raison pour toute ressource.

— Toutes les passions sont exagératrices ; et elles ne sont des passions, que parce qu’elles exagèrent.

— Le philosophe qui veut éteindre ses passions, ressemble au chimiste qui voudrait éteindre son feu.

— Le premier des dons de la nature est cette force de raison qui vous élève au-dessus de vos propres passions et de vos faiblesses, et qui vous fait gouverner vos qualités même, vos talens et vos vertus.

— Pourquoi les hommes sont-ils si sots, si subjugués par la coutume ou par la crainte de faire un testament, en un mot, si imbéciles, qu’après eux ils laissent aller leurs biens à ceux qui rient de leur mort, plutôt qu’à ceux qui la pleurent ?

— La nature a voulu que les illusions fussent pour les sages comme pour les fous, afin que les premiers ne fussent par trop malheureux par leur propre sagesse.

— À voir la manière dont on en use envers les malades dans les hôpitaux, on dirait que les hommes ont imaginé ces tristes asiles, non pour soigner les malades, mais pour les soustraire aux regards des heureux, dont ces infortunés troubleraient les jouissances.

— De nos jours, ceux qui aiment la nature sont accusés d’être romanesques.

— Le théâtre tragique a le grand inconvénient moral de mettre trop d’importance à la vie et à la mort.

— La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri.

— La plupart des folies ne viennent que de sottise.

— On fausse son esprit, sa conscience, sa raison, comme on gâte son estomac.

— Les lois du secret et du dépôt sont les mêmes.

— L’esprit n’est souvent au cœur que ce que la bibliothèque d’un château est à la personne du maître.

— Ce que les poètes, les orateurs, même quelques philosophes nous disent sur l’amour de la gloire, on nous le disait au collège pour nous encourager à avoir les prix. Ce que l’on dit aux enfans pour les engager à préférer à une tartelette les louanges de leurs bonnes, c’est ce qu’on répète aux hommes pour leur faire préférer à un intérêt personnel les éloges de leurs contemporains ou de la postérité.

— Quand on veut devenir philosophe, il ne faut pas se rebuter des premières découvertes affligeantes qu’on fait dans la connaissance des hommes. Il faut, pour les connaître, triompher du mécontentement qu’ils donnent, comme l’anatomiste triomphe de la nature, de ses organes et de son dégoût, pour devenir habile dans son art.

— En apprenant à connaître les maux de la nature, on méprise la mort ; en apprenant à connaître ceux de la société, on méprise la vie.

— Il en est de la valeur des hommes comme de celle des diamans, qui, à une certaine mesure de grosseur, de pureté, de perfection, ont un prix fixe et marqué ; mais qui, par-delà cette mesure, restent sans prix, et ne trouvent point d’acheteurs.


CHAPITRE II.

Suite des Maximes générales.


En France, tout le monde paraît avoir de l’esprit, et la raison en est simple : comme tout y est une suite de contradictions, la plus légère attention possible suffit pour les faire remarquer, et rapprocher deux choses contradictoires. Cela fait des contrastes tout naturels, qui donnent à celui qui s’en avise, l’air d’un homme qui a beaucoup d’esprit. Raconter, c’est faire des grotesques. Un simple nouvelliste devient un bon plaisant, comme l’historien un jour aura l’air d’un auteur satirique.

— Le public ne croit point à la pureté de certaines vertus et de certains sentimens ; et, en général, le public ne peut guère s’élever qu’à des idées basses.

— Il n’y a pas d’homme qui puisse être, à lui tout seul, aussi méprisable qu’un corps. Il n’y a point de corps qui puisse être aussi méprisable que le public.

— Il y a des siècles où l’opinion publique est la plus mauvaise des opinions.

— L’espérance n’est qu’un charlatan qui nous trompe sans cesse. Et, pour moi, le bonheur n’a commencé que lorsque je l’ai eu perdue. Je mettrais volontiers, sur la porte du paradis, le vers que le Dante a mis sur celle de l’enfer :

Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate.

— L’homme pauvre, mais indépendant des hommes, n’est qu’aux ordres de la nécessité. L’homme riche, mais dépendant, est aux ordres d’un autre homme ou de plusieurs.

— L’ambitieux qui a manqué son objet, et qui vit dans le désespoir, me rappelle Ixion mis sur la roue pour avoir embrassé un nuage.

— Il y a, entre l’homme d’esprit, méchant par caractère, et l’homme d’esprit, bon et honnête, la différence qui se trouve entre un assassin et un homme du monde qui fait bien des armes.

— Qu’importe de paraître avoir moins de faiblesses qu’un autre, et donner aux hommes moins de prises sur vous ? Il suffit qu’il y en ait une, et qu’elle soit connue. Il faudrait être un Achille sans talon, et c’est ce qui paraît impossible.

— Telle est la misérable condition des hommes, qu’il leur faut chercher, dans la société, des consolations aux maux de la nature ; et, dans la nature, des consolations aux maux de la société. Combien d’hommes n’ont trouvé, ni dans l’une ni dans l’autre, des distractions à leurs peines !

— La prétention la plus inique et la plus absurde en matière d’intérêt, qui serait condamnée avec mépris, comme insoutenable, dans une société d’honnêtes gens choisis pour arbitres, faites en la matière d’un procès en justice réglée. Tout procès peut se perdre ou se gagner, et il n’y a pas plus à parier pour que contre ; de même, toute opinion, toute assertion, quelque ridicule qu’elle soit, faites-en la matière d’un débat entre des partis différens dans un corps, dans une assemblée, elle peut emporter la pluralité des suffrages.

— C’est une vérité reconnue que notre siècle a remis les mots à leur place ; qu’en bannissant les subtilités scolastiques, dialecticiennes, métaphysiques, il est revenu au simple et au vrai, en physique, en morale et en politique. Pour ne parler que de morale, on sent combien ce mot, l’honneur, renferme d’idées complexes et métaphysiques. Notre siècle en a senti les inconvéniens ; et, pour ramener tout au simple, pour prévenir tout abus de mots, il a établi que l’honneur restait, dans toute son intégrité, à tout homme qui n’avait point été repris de justice. Autrefois, ce mot était une source d’équivoques et de contestations ; à présent, rien de plus clair. Un homme a-t il été mis au carcan ? n’y a-t-il pas été mis ? voilà l’état de la question. C’est une simple question de fait, qui s’éclaircit facilement par les registres du greffe. Un homme n’a pas été mis au carcan : c’est un homme d’honneur, qui peut prétendre à tout, aux places du ministère, etc. ; il entre dans les corps, dans les académies, dans les cours souveraines. On sent combien la netteté et la précision épargnent de querelles et de discussions, et combien le commerce de la vie devient commode et facile.

— L’amour de la gloire, une vertu ! Étrange vertu que celle qui se fait aider par l’action de tous les vices ; qui reçoit pour stimulans l’orgueil, l’ambition, l’envie, la vanité, quelquefois l’avarice même ! Titus serait-il Titus, s’il avait eu pour ministres Séjan, Narcisse et Tigellin ?

— La gloire met souvent un honnête homme aux mêmes épreuves que la fortune ; c’est-à-dire, que l’une et l’autre l’obligent, avant de le laisser parvenir jusqu’à elles, à faire ou souffrir des choses indignes de son caractère. L’homme intrépidement vertueux les repousse alors également l’une et l’autre, et s’enveloppe ou dans l’obscurité ou dans l’infortune, et quelquefois dans l’une et dans l’autre.

— Celui qui est juste au milieu, entre notre ennemi et nous, nous paraît être plus voisin de notre ennemi : c’est un effet des lois de l’optique, comme celui par lequel le jet d’eau d’un bassin paraît moins éloigné de l’autre bord que de celui où vous êtes.

— L’opinion publique est une juridiction que l’honnête homme ne doit jamais le connaître parfaitement, et qu’il ne doit jamais décliner.

— Vain veut dire vide ; ainsi la vanité est si misérable, qu’on ne peut guère lui dire pis que son nom. Elle se donne elle-même pour ce qu’elle est.

— On croit communément que l’art de plaire est un grand moyen de faire fortune : savoir s’ennuyer est un art qui réussit bien davantage. Le talent de faire fortune, comme celui de réussir auprès des femmes, se réduit presque à cet art-là.

— Il y a peu d’hommes à grand caractère qui n’aient quelque chose de romanesque dans la tête ou dans le cœur. L’homme qui en est entièrement dépourvu, quelque honnêteté, quelque esprit qu’il puisse avoir, est, à l’égard du grand caractère, ce qu’un artiste, d’ailleurs très-habile, mais qui n’aspire point au beau idéal, est à l’égard de l’artiste, homme de génie, qui s’est rendu ce beau idéal familier.

— Il y a de certains hommes dont la vertu brille davantage dans la condition privée, qu’elle ne le ferait dans une fonction publique. Le cadre les déparerait. Plus un diamant est beau, plus il faut que la monture soit légère. Plus le chaton est riche, moins le diamant est en évidence.

— Quand on veut éviter d’être charlatan, il faut fuir les tréteaux ; car, si l’on y, monte, on est bien forcé d’être charlatan, sans quoi l’assemblée vous jette des pierres.

— Il y a peu de vices qui empêchent un homme d’avoir beaucoup d’amis, autant que peuvent le faire de trop grandes qualités.

— Il y a telle supériorité, telle prétention qu’il suffit de ne pas reconnaître, pour qu’elle soit anéantie ; telle autre qu’il suffit de ne pas apercevoir, pour la rendre sans effet.

— Ce serait être très-avancé dans l’étude de la morale, de savoir distinguer tous les traits qui différencient l’orgueil et la vanité. Le premier est haut, calme, fier, tranquille, inébranlable ; la seconde est vile, incertaine, mobile, inquiète et chancelante. L’un grandit l’homme ; l’autre le renfle. Le premier est la source de mille vertus ; l’autre, celle de presque tous les vices et tous les travers. Il y a un genre d’orgueil dans lequel sont compris tous les commandemens de Dieu ; et un genre de vanité qui contient les sept péchés capitaux.

— Vivre est une maladie, dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures ; c’est un palliatif : la mort est le remède.

— La nature paraît se servir des hommes pour ses desseins, sans se soucier des instrumens qu’elle emploie ; à peu près comme les tyrans, qui se défont de ceux dont ils se sont servis.

— Il y a deux choses auxquelles il faut se faire, sous peine de trouver la vie insupportable : ce sont les injures du temps et les injustices des hommes.

— Je ne conçois pas de sagesse sans défiance. L’écriture a dit que le commencement de la sagesse était la crainte de Dieu ; moi, je crois que c’est la crainte des hommes.

— Il y a certains défauts qui préservent de quelques vices épidémiques : comme on voit, dans un temps de peste, les malades de fièvre-quarte échapper à la contagion.

— Le grand malheur des passions n’est pas dans les tourmens qu’elles causent ; mais dans les fautes, dans les turpitudes qu’elles font commettre, et qui dégradent l’homme. Sans ces inconvéniens, elles auraient trop d’avantages sur la froide raison, qui ne rend point heureux. Les passions font vivre l’homme ; la sagesse les fait seulement durer.

— Un homme sans élévation ne saurait avoir de bonté ; il ne peut avoir que de la bonhomie.

— Il faudrait pouvoir unir les contraires : l’amour de la vertu avec l’indifférence pour l’opinion publique, le goût du travail avec l’indifférence pour la gloire, et le soin de sa santé avec l’indifférence pour la vie.

— Celui-là fait plus pour un hydropique, qui le guérit de sa soif, que celui qui lui donne un tonneau de vin. Appliquez cela aux richesses.

— Les méchans font quelquefois de bonnes actions. On dirait qu’ils veulent voir s’il est vrai que cela fasse autant de plaisir que le prétendent les honnêtes gens.

— Si Diogène vivait de nos jours, il faudrait que sa lanterne fût une lanterne sourde.

— Il faut convenir que, pour être heureux en vivant dans le monde, il y a des côtés de son âme qu’il faut entièrement paralyser.

— La fortune et le costume qui l’entourent, font de la vie une représentation au milieu de laquelle il faut qu’à la longue l’homme le plus honnête devienne comédien malgré lui.

— Dans les choses, tout est affaires mêlées. dans les hommes, tout est pièces de rapport. Au moral et au physique, tout est mixte : rien n’est un, rien n’est pur.

— Si les vérités cruelles, les fâcheuses découvertes, les secrets de la société, qui composent la science d’un homme du monde parvenu à l’âge de quarante ans, avaient été connus de ce même homme à l’âge de vingt, ou il fût tombé dans le désespoir, ou il se serait corrompu par lui-même, par projet ; et cependant, on voit un petit nombre d’hommes sages, parvenus à cet âge-là, instruits de toutes ces choses et très-éclairés, n’être ni corrompus, ni malheureux. La prudence dirige leurs vertus à travers la corruption publique ; et la force de leur caractère, jointe aux lumières d’un esprit étendu, les élève au-dessus du chagrin qu’inspire la perversité des hommes.

— Voulez-vous voir à quel point chaque état de la société corrompt les hommes ? Examinez ce qu’ils sont, quand ils en ont éprouvé plus longtemps l’influence, c’est-à-dire dans la vieillesse. Voyez ce que c’est qu’un vieux courtisan, un vieux prêtre, un vieux juge, un vieux procureur, un vieux chirurgien, etc.

— L’homme sans principes est aussi ordinairement un homme sans caractère ; car, s’il était né avec du caractère, il aurait senti le besoin de se créer des principes.

— Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue est une sottise ; car elle a convenu au plus grand nombre.

— L’estime vaut mieux que la célébrité ; la considération vaut mieux que la renommée, et l’honneur vaut mieux que la gloire.

— C’est souvent le mobile de la vanité qui a engagé l’homme à montrer toute l’énergie de son âme. Du bois ajouté à un acier pointu fait un dard ; deux plumes ajoutées au bois font une flèche.

— Les gens faibles sont les troupes légères de l’armée des méchans. Ils font plus de mal que l’armée même ; ils infectent et ils ravagent.

— Il est plus facile de légaliser certaines choses que les légitimer.

— Célébrité : l’avantage d’être connu de ceux qui ne vous connaissent pas.

— On partage avec plaisir l’amitié de ses amis pour des personnes auxquelles on s’intéresse peu soi-même ; mais la haine, même celle qui est la plus juste, a de la peine à se faire respecter.

— Tel homme a été craint pour ses talens, haï pour ses vertus, et n’a rassuré que par son caractère. Mais, combien de temps s’est passé avant que justice se fît !

— Dans l’ordre naturel, comme dans l’ordre social, il ne faut pas vouloir être plus qu’on ne peut.

— La sottise ne serait pas tout à fait la sottise, si elle ne craignait pas l’esprit. Le vice ne serait pas tout à fait le vice, s’il ne haïssait pas la vertu.

— Il n’est pas vrai (ce qu’a dit Rousseau, après Plutarque) que plus on pense, moins on sente ; mais il est vrai que plus on juge, moins on aime. Peu d’hommes vous mettent dans le cas de faire exception à cette règle.

— Ceux qui rapportent tout à l’opinion, ressemblent à ces comédiens qui jouent mal pour être applaudis, quand le goût du public est mauvais : quelques-uns auraient le moyen de bien jouer, si le goût du public était bon. L’honnête homme joue son rôle le mieux qu’il peut, sans songer à la galerie.

— Il y a une sorte de plaisir attaché au courage, qui se met au-dessus de la fortune. Mépriser l’argent, c’est détrôner un roi ; il y a du ragoût.

— Il y a un genre d’indulgence pour ses ennemis, qui paraît une sottise plutôt que de la bonté ou de la grandeur d’âme. M. de C… me paraît ridicule par la sienne. Il me paraît ressembler à Arlequin, qui dit : « Tu me donnes un soufflet ; eh bien ! je ne suis pas encore fâché. » Il faut avoir l’esprit de haïr ses ennemis.

— Robinson, dans son île, privé de tout, et forcé aux plus pénibles travaux pour assurer sa subsistance journalière, supporte la vie, et même goûte, de son aveu, plusieurs momens de bonheur. Supposez qu’il soit dans une île enchantée, pourvue de tout ce qui est agréable à la vie, peut-être le désœuvrement lui eût-il rendu l’existence insupportable.

— Les idées des hommes sont comme les cartes et autres jeux. Des idées que j’ai vu autrefois regarder comme dangereuses et trop hardies, sont depuis devenues communes et presque triviales, et ont descendu jusqu’à des hommes peu dignes d’elles. Quelques-unes de celles à qui nous donnons le nom d’audacieuses, seront vues comme faibles et communes par nos descendans.

— J’ai souvent remarqué, dans mes lectures, que le premier mouvement de ceux qui ont fait quelque action héroïque, qui se sont livrés à quelque impression généreuse, qui ont sauvé les infortunés, couru quelque grand risque et procuré quelque grand avantage, soit au public, soit à des particuliers ; j’ai, dis-je, remarqué que leur premier mouvement a été de refuser la récompense qu’on leur en offrait. Ce sentiment s’est trouvé dans le cœur des hommes les plus indigens et de la dernière classe du peuple. Quel est donc cet instinct moral qui apprend à l’homme sans éducation, que la récompense de ses actions est dans le cœur de celui qui les a faites ? Il semble qu’en nous les payant, on nous les ôte.

— Un acte de vertu, un sacrifice ou de ses intérêts ou de soi-même, est le besoin d’une âme noble : l’amour-propre d’un cœur généreux est, en quelque sorte, l’égoïsme d’un grand caractère.

— La concorde des frères est si rare, que la fable ne cite que deux frères amis ; et elle suppose qu’ils ne se voyaient jamais, puisqu’ils passaient tour à tour de la terre aux champs élysées, ce qui ne laissait pas d’éloigner tout sujet de dispute et de rupture…

— Il y a plus de fous que de sages ; et dans le sage même, il y a plus de folies que de sagesse.

— Les maximes générales sont, dans la conduite de la vie, ce que les routines sont dans les arts.

— La conviction est la conscience de l’esprit.

— On est heureux ou malheureux par une foule de choses qui ne paraissent pas, qu’on ne dit point et qu’on ne peut dire.

— Le plaisir peut s’appuyer sur l’illusion ; mais le bonheur repose sur la vérité : il n’y a qu’elle qui puisse nous donner celui dont la nature humaine est susceptible. L’homme heureux par l’illusion, a sa fortune en agiotage ; l’homme heureux par la vérité, a sa fortune en fonds de terre et en bonnes constitutions.

— Il y a, dans le monde, bien peu de choses sur lesquelles un honnête homme puisse reposer agréablement son âme ou sa pensée.

— Quand on soutient que les gens les moins sensibles sont, à tout prendre, les plus heureux, je me rappelle le proverbe indien : « Il vaut mieux être assis que debout, être couché qu’assis ; mais il vaut mieux être mort que tout cela.

— L’habileté est à la ruse, ce que la dextérité est à la filouterie.

— L’entêtement représente le caractère, à peu près comme le tempérament représente l’amour.

— Amour, folie aimable ; ambition, sottise sérieuse.

— Préjugé, vanité, calcul : voilà ce qui gouverne le monde. Celui qui ne connaît pour règles de sa conduite, que raison, vérité, sentiment, n’a presque rien de commun avec la société. C’est en lui-même qu’il doit chercher et trouver presque tout son bonheur.

— Il faut être juste avant d’être généreux, comme on a des chemises avant d’avoir des dentelles.

— Les Hollandais n’ont aucune commisération de ceux qui font des dettes. Ils pensent que tout homme endetté vit aux dépens de ses concitoyens s’il est pauvre, et de ses héritiers s’il est riche.

— La fortune est souvent comme les femmes riches et dépensières, qui ruinent les maisons où elles ont apporté une riche dot.

— Le changement de modes est l’impôt que l’industrie du pauvre met sur la vanité du riche.

— L’intérêt d’argent est la grande épreuve des petits caractères ; mais ce n’est encore que la plus petite pour les caractères distingués ; et il y a loin de l’homme qui méprise l’argent, à celui qui est véritablement honnête.

— Le plus riche des hommes, c’est l’économe : le plus pauvre, c’est l’avare.

— Il y a quelquefois, entre deux hommes, de fausses ressemblances de caractère, qui les rapprochent et qui les unissent pour quelque temps. Mais la méprise cesse par degrés ; et ils sont tout étonnés de se trouver très-écartés l’un de l’autre, et repoussés, en quelque sorte, par tous leurs points de contact.

— N’est-ce pas une chose plaisante de considérer que la gloire de plusieurs grands hommes soit d’avoir employé leur vie entière à combattre des préjugés ou des sottises qui font pitié, et qui semblaient ne devoir jamais entrer dans une tête humaine ? La gloire de Bayle, par exemple, est d’avoir montré ce qu’il y a d’absurde dans les subtilités philosophiques et scolastiques, qui feraient lever les épaules à un paysan du Gâtinais doué d’un grand sens naturel ; celle de Loke, d’avoir prouvé qu’on ne doit point parler sans s’entendre, ni croire entendre ce qu’on n’entend pas ; celle de plusieurs philosophes, d’avoir composé de gros livres contre des idées superstitieuses qui feraient fuir, avec mépris, un sauvage du Canada ; celle de Montesquieu, et de quelques auteurs avant lui, d’avoir (en respectant une foule de préjugés misérables) laissé entrevoir que les gouvernans sont faits pour les gouvernés, et non les gouvernés pour les gouvernans. Si le rêve des philosophes qui croient au perfectionnement de la société, s’accomplit, que dira la postérité, de voir qu’il ait fallu tant d’efforts pour arriver à des résultats si simples et si naturels ?

— Un homme sage, en même temps qu’honnête, se doit à lui-même de joindre à la pureté qui satisfait sa conscience, la prudence qui devine et prévient la calomnie.

— Le rôle de l’homme prévoyant est assez triste ; il afflige ses amis, en leur annonçant les malheurs auxquels les expose leur imprudence. On ne le croit pas ; et, quand ces malheurs sont arrivés, ces mêmes amis lui savent mauvais gré du mal qu’il a prédit ; et leur amour-propre baisse les yeux devant l’ami qui doit être leur consolateur, et qu’ils auraient choisi, s’ils n’étaient pas humiliés en sa présence.

— Celui qui veut trop faire dépendre son bonheur de sa raison, qui le soumet à l’examen, qui chicane, pour ainsi dire, ses jouissances, et n’admet que des plaisirs délicats, finit par n’en plus avoir. C’est un homme qui, à force de faire carder son matelas, le voit diminuer, et finit par coucher sur la dure.

— Le temps diminue chez nous l’intensité des plaisirs absolus, comme parlent les métaphysiciens ; mais il paraît qu’il accroît les plaisirs relatifs : et je soupçonne que c’est l’artifice par lequel la nature a su lier les hommes à la vie, après la perte des objets ou des plaisirs qui la rendaient le plus agréable.

— Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s’aperçoit qu’il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la vie à mesure qu’elle s’écoule.

— La fausse modestie est le plus décent de tous les mensonges.

— On dit qu’il faut s’efforcer de retrancher tous les jours de nos besoins. C’est surtout aux besoins de l’amour-propre qu’il faut appliquer cette maxime : ce sont les plus tyranniques, et qu’on doit le plus combattre.

— Il n’est pas rare de voir des âmes faibles qui, par la fréquentation avec des âmes d’une trempe plus vigoureuse, veulent s’élever au-dessus de leur caractère. Cela produit des disparates aussi plaisans, que les prétentions d’un sot à l’esprit.

— la vertu, comme la santé, n’est pas le souverain bien. Elle est la place du bien, plutôt que le bien même. Il est plus sûr que le vice rend malheureux, qu’il ne l’est que la vertu donne le bonheur. La raison pour laquelle la vertu est le plus désirable, c’est parce qu’elle est ce qu’il y a de plus opposé au vice.


CHAPITRE III.

De la Société, des Grands, des Riches, des Gens du Monde.


Jamais le monde n’est connu par les livres ; on l’a dit autrefois ; mais ce qu’on n’a pas dit, c’est la raison ; la voici : c’est que cette connaissance est un résultat de mille observations fines, dont l’amour-propre n’ose faire confidence à personne, pas même au meilleur ami. On craint de se montrer comme un homme occupé de petites choses, quoique ces petites choses soient très-importantes au succès des plus grandes affaires.

— En parcourant les mémoires et monumens du siècle de Louis xiv, on trouve, même dans la mauvaise compagnie de ce temps-là, quelque chose qui manque à la bonne d’aujourd’hui.

— Qu’est-ce que la société, quand la raison n’en forme pas les nœuds, quand le sentiment n’y jette pas d’intérêt, quand elle n’est pas un échange de pensées agréables et de vraie bienveillance ? Une foire, un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et des petites-maisons ; c’est tout ce qu’elle est tour à tour pour la plupart de ceux qui la composent.

— On peut considérer l’édifice métaphysique de la société, comme un édifice matériel qui serait composé de différentes niches ou compartimens, d’une grandeur plus ou moins considérable. Les places avec leurs prérogatives, leurs droits, etc., forment ces divers compartimens, ces différentes niches. Elles sont durables, et les hommes passent. Ceux qui les occupent, sont tantôt grands, tantôt petits ; et aucun ou presque aucun n’est fait pour sa place. Là, c’est un géant courbé ou accroupi dans sa niche ; là, c’est un nain sous une arcade : rarement la niche est faite pour la statue. Autour de l’édifice, circule une foule d’hommes de différentes tailles. Ils attendent tous qu’il y ait une niche de vide, afin de s’y placer, quelle qu’elle soit. Chacun fait valoir ses droits, c’est-à-dire, sa naissance ou ses protections, pour y être admis. On sifflerait celui qui, pour avoir la préférence, ferait valoir la proportion qui existe entre la niche et l’homme, entre l’instrument et l’étui. Les concurrens même s’abstiennent d’objecter à leurs adversaires cette disproportion.

— On ne peut vivre, dans la société, après l’âge des passions. Elle n’est tolérable que dans l’époque où l’on se sert de son estomac pour s’amuser, et de sa personne pour tuer le temps.

— Les gens de robe, les magistrats, connaissent la cour, les intérêts du moment, à peu près comme les écoliers qui ont obtenu un exeat, et qui ont dîné hors du collège, connaissent le monde.

— Ce qui se dit dans les cercles, dans les salons, dans les soupes, dans les assemblées publiques, dans les livres, même ceux qui ont pour objet de faire connaître la société, tout cela est faux ou insuffisant. On peut dire sur cela le mot italien per la predica, ou le mot latin ad populum phaleras. Ce qui est vrai, ce qui est instructif, c’est ce que la conscience d’un honnête homme qui a beaucoup vu et bien vu, dit à son ami au coin du feu : quelques-unes de ces conversations-là m’ont plus instruit que tous les livres et le commerce ordinaire de la société. C’est qu’elles me mettaient mieux sur la voie, et me faisaient réfléchir davantage.

— L’influence qu’exerce sur notre âme une idée morale, contrastante avec des objets physiques et matériels, se montre dans bien des occasions ; mais on ne la voit jamais mieux que quand le passage est rapide et imprévu. Promenez-vous sur le boulevard, le soir : vous voyez un jardin charmant, au bout duquel est un salon illuminé avec goût ; vous entrevoyez des groupes de jolies femmes, des bosquets, entr’autres une allée fuyante où vous entendez rire ; ce sont des nymphes ; vous en jugez par leur taille svelte, etc ; vous demandez quelle est cette femme, et on vous répond ; c’est madame de B…, la maîtresse de la maison : il se trouve par malheur que vous la connaissez, et le charme a disparu.

— Vous rencontrez le baron de Breteuil ; il vous entretient de ses bonnes fortunes, de ses amours grossières, etc. ; il finit par vous montrer le portrait de la reine au milieu d’une rose garnie de diamans.

— Un sot, fier de quelque cordon, me paraît au-dessous de cet homme ridicule qui, dans ses plaisirs, se faisait mettre des plumes de paon au derrière par ses maîtresses. Au moins, il y gagnait le plaisir de… Mais l’autre !… Le baron de Breteuil est fort au-dessous de Peixoto.

— On voit, par l’exemple de Breteuil, qu’on peut balloter dans ses poches les portraits en diamans de douze ou quinze souverains, et n’être qu’un sot.

— C’est un sot, c’est un sot, c’est bientôt dit : voilà comme vous êtes extrême en tout. À quoi cela se réduit-il ? Il prend sa place pour sa personne, son importance pour du mérite, et son crédit pour une vertu. Tout le monde n’est-il pas comme cela ? Y a-t-il là de quoi tant crier ?

— Quand les sots sortent de place, soit qu’ils aient été ministres ou premiers commis, ils conservent une morgue ou une importance ridicule.

— Ceux qui ont de l’esprit ont mille bons contes à faire sur les sottises et les valetages dont ils ont été témoins : et c’est ce qu’on peut voir par cent exemples. Comme c’est un mal aussi ancien que la monarchie, rien ne prouve mieux combien il est irrémédiable. De mille traits que j’ai entendu raconter, je conclurais que si les singes avaient le talent des perroquets, on en ferait volontiers des ministres.

— Rien de si difficile à faire tomber, qu’une idée triviale ou un proverbe accrédité. Louis xv a fait banqueroute en détail trois ou quatre fois, et on n’en jure pas moins foi de gentilhomme. Celle de M. de Guimenée n’y réussira pas mieux.

— Les gens du monde ne sont pas plutôt attroupés, qu’ils se croient en société.

— J’ai vu des hommes trahir leur conscience, pour complaire à un homme qui a un mortier ou une simare : étonnez-vous ensuite de ceux qui l’échangent pour le mortier, ou pour la simare même. Tous également vils, et les premiers absurdes plus que les autres.

— La société est composée de deux grandes classes : ceux qui ont plus de dînés que d’appétit, et ceux qui ont plus d’appétit que de dînés.

— On donne des repas de dix louis ou de vingt à des gens en faveur de chacun desquels on ne donnerait pas un petit écu, pour qu’ils fissent une bonne digestion de ce même dîné de vingt louis.

— C’est une règle excellente à adopter sur l’art de la raillerie et de la plaisanterie, que le plaisant et le railleur doivent être garans du succès de leur plaisanterie à l’égard de la personne plaisantée, et que, quand celle-ci se fâche, l’autre a tort.

— M*** me disait que j’avais un grand malheur ; c’était de ne pas me faire à la toute-puissance des sots. Il avait raison : et j’ai vu qu’en entrant dans le monde, un sot avait de grands avantages, celui de se trouver parmi ses pairs. C’est comme frère Lourdis dans le temple de la sottise :

Tout lui plaisait, et même en arrivant,
Il crut encore être dans son couvent.

— En voyant quelquefois les friponneries des petits et les brigandages des hommes en place, on est tenté de regarder la société comme un bois rempli de voleurs, dont les plus dangereux sont les archers préposés pour arrêter les autres.

— Les gens du monde et de la cour donnent aux hommes et aux choses une valeur conventionnelle, dont ils s’étonnent de se trouver dupes. Ils ressemblent à des calculateurs qui, en faisant un compte, donneraient aux chiffres une valeur variable et arbitraire, et qui, ensuite, dans l’addition, leur rendant leur valeur réelle et réglée, seraient tout surpris de ne pas trouver leur compte.

— Il y a des momens où le monde paraît s’apprécier lui-même ce qu’il vaut. J’ai souvent démêlé qu’il estimait ceux qui n’en faisaient aucun cas ; et il arrive souvent que c’est une recommandation auprès de lui, que de le mépriser souverainement, pourvu que ce mépris soit vrai, sincère, naïf, sans affectation, sans jactance.

— Le monde est si méprisable que le peu de gens honnêtes qui s’y trouvent, estiment ceux qui le méprisent, et y sont déterminés par ce mépris même.

— Amitié de cour, foi de renards, et société de loups.

— Je conseillerais à quelqu’un qui veut obtenir une grâce d’un ministre, de l’aborder d’un air triste, plutôt que d’un air riant. On n’aime pas à voir plus heureux que soi.

— Une vérité cruelle, mais dont il faut convenir, c’est que, dans le monde, et surtout dans un monde choisi, tout est art, science, calcul, même l’apparence de la simplicité, de la facilité la plus aimable. J’ai vu des hommes dans lesquels ce qui paraissait la grâce d’un premier mouvement, était une combinaison, à la vérité très-prompte, mais très-fine et très-savante. J’en ai vu associer le calcul le plus réfléchi à la naïveté apparente de l’abandon le plus étourdi. C’est le négligé savant d’une coquette, d’où l’art a banni tout ce qui ressemble à l’art. Cela est fâcheux, mais nécessaire. En général, malheur à l’homme qui, même dans l’amitié la plus intime, laisse découvrir son faible et sa prise ! J’ai vu les plus intimes amis faire des blessures à l’amour-propre de ceux dont ils avaient surpris le secret. Il paraît impossible que, dans l’état actuel de la société (je parle de la société du grand monde), il y ait un seul homme qui puisse montrer le fond de son âme et les détails de son caractère, et surtout de ses faiblesses à son meilleur ami. Mais, encore une fois, il faut porter (dans ce monde-là) le raffinement si loin, qu’il ne puisse pas même y être suspect, ne fût-ce que pour ne pas être méprisé comme acteur dans une troupe d’excellens comédiens.

— Les gens qui croient aimer un prince dans l’instant où ils viennent d’en être bien traités, me rappellent les enfans qui veulent être prêtres le lendemain d’une belle procession, ou soldats le lendemain d’une revue à laquelle ils ont assisté.

— Les favoris, les hommes en place mettent quelquefois de l’intérêt à s’attacher des hommes de mérite ; mais ils en exigent un avilissement préliminaire, qui repousse loin d’eux tous ceux qui ont quelque pudeur. J’ai vu des hommes dont un favori ou un ministre aurait eu bon marché, aussi indignés de cette disposition, qu’auraient pu l’être des hommes d’une vertu parfaite. L’un d’eux me disait : Les grands veulent qu’on se dégrade, non pour un bienfait, mais pour une espérance ; ils prétendent vous acheter, non par un lot, mais par un billet de loterie ; et je sais des fripons, en apparence bien traités par eux, qui, dans le fait, n’en ont pas tiré meilleur parti, que ne l’auraient fait les plus honnêtes gens du monde.

— Les actions utiles, même avec éclat, les services réels et les plus grands qu’on puisse rendre à la nation et même à la cour, ne sont, quand on n’a point la faveur de la cour, que des péchés splendides, comme disent les théologiens.

— On n’imagine pas combien il faut d’esprit pour n’être pas ridicule.

— Tout homme qui vit beaucoup dans le monde, me persuade qu’il est peu sensible ; car je ne vois presque rien qui puisse y intéresser le cœur, ou plutôt rien qui ne l’endurcisse ; ne fût-ce que le spectacle de l’insensibilité, de la frivolité et de la vanité qui y règnent.

— Quand les princes sortent de leurs misérables étiquettes, ce n’est jamais en faveur d’un homme de mérite, mais d’une fille ou d’un bouffon. Quand les femmes s’affichent, ce n’est presque jamais pour un honnête homme, c’est pour une espèce. En tout, lorsque l’on brise le joug de l’opinion, c’est rarement pour s’élever au-dessus, mais presque toujours pour descendre au-dessous.

— Il y a des fautes de conduite que, de nos jours, on ne fait plus guère, ou qu’on fait beaucoup moins. On est tellement raffiné que, mettant l’esprit à la place de l’âme, un homme vil, pour peu qu’il ait réfléchi, s’abstient de certaines platitudes, qui autrefois pouvaient réussir. J’ai vu des hommes malhonnêtes avoir quelquefois une conduite fière et décente avec un prince, un ministre, ne point fléchir, etc. Cela trompe les jeunes gens et les novices qui ne savent pas, ou bien qui oublient qu’il faut juger un homme par l’ensemble de ses principes et de son caractère.

— À voir le soin que les conventions sociales paraissent avoir pris d’écarter le mérite de toutes les places où il pourrait être utile à la société, en examinant la ligue des sots contre les gens d’esprit, on croirait voir une conjuration de valets pour écarter les maîtres.

— Que trouve un jeune homme, en entrant dans le monde ? Des gens qui veulent le protéger, prétendent l’honorer, le gouverner, le conseiller. Je ne parle point de ceux qui veulent l’écarter, lui nuire, le perdre ou le tromper. S’il est d’un caractère assez élevé pour vouloir n’être protégé que par ses mœurs, ne s’honorer de rien ni de personne, se gouverner par ses principes, se conseiller par ses lumières, par son caractère et d’après sa position qu’il connaît mieux que personne, on ne manque pas de dire qu’il est original, singulier, indomptable. Mais, s’il a peu d’esprit, peu d’élévation, peu de principes, s’il ne s’aperçoit pas qu’on le protège, qu’on veut le gouverner, s’il est l’instrument des gens qui s’en emparent, on le trouve charmant, et c’est, comme on dit, le meilleur enfant du monde.

— La société, ce qu’on appelle le monde, n’est que la lutte de mille petits intérêts opposés, une lutte éternelle de toutes les vanités qui se croisent, se choquent, tour à tour blessées, humiliées l’une par l’autre, qui expient le lendemain, dans le dégoût d’une défaite, le triomphe de la veille. Vivre solitaire, ne point être froissé dans ce choc misérable où l’on attire un instant les yeux pour être écrasé l’instant d’après, c’est ce qu’on appelle n’être rien, n’avoir pas d’existence. Pauvre humanité !

— Il y a une profonde insensibilité aux vertus, qui surprend et scandalise beaucoup plus que le vice. Ceux que la bassesse publique appelle grands seigneurs, ou grands, les hommes en place paraissent, pour la plupart, doués de cette insensibilité odieuse. Cela ne viendrait-il pas de l’idée vague et peu développée dans leur tête, que les hommes, doués de ces vertus, ne sont pas propres à être des instrumens d’intrigue ? Ils les négligent, ces hommes, comme inutiles à eux-mêmes et aux autres, dans un pays où, sans l’intrigue, la fausseté et la ruse, on n’arrive à rien !

— Que voit-on dans le monde ? Partout un respect naïf et sincère pour des conventions absurdes, pour une sottise (les sots saluent leur reine), ou bien des ménagemens forcés pour cette même sottise (les gens d’esprit craignent leur tyran).

— Les bourgeois, par une vanité ridicule, font de leur fille un fumier pour les terres des gens de qualité.

— Supposez vingt hommes, même honnêtes, qui tous connaissent et estiment un homme d’un mérite reconnu, Dorilas, par exemple ; louez, vantez ses talens et ses vertus ; que tous conviennent de ses vertus et de ses talens ; l’un des assistans ajoute : C’est dommage qu’il soit si peu favorisé de la fortune. Que dites-vous ? reprend un autre, c’est que sa modestie l’oblige à vivre sans luxe. Savez-vous qu’il a vingt-cinq mille livres de rente ? — Vraiment ! — Soyez-en sûr, j’en ai la preuve. Qu’alors cet homme de mérite paraisse, et qu’il compare l’accueil de la société et la manière plus ou moins froide, quoique distinguée, dont il était reçu précédemment. C’est ce qu’il a fait : il a comparé, et il a gémi. Mais, dans cette société, il s’est trouvé un homme dont le maintien a été le même à son égard. Un sur vingt, dit notre philosophe, je suis content.

— Quelle vie que celle de la plupart des gens de la cour ! Ils se laissent ennuyer, excéder, asservir, tourmenter pour des intérêts misérables. Ils attendent pour vivre, pour être heureux, la mort de leurs ennemis, de leurs rivaux d’ambition, de ceux même qu’ils appellent leurs amis ; et pendant que leurs vœux appellent cette mort, ils sèchent, ils dépérissent, meurent eux-mêmes, en demandant des nouvelles de la santé de monsieur tel, de madame telle, qui s’obstinent à ne pas mourir.

— Quelques folies qu’aient écrites certains physionomistes de nos jours, il est certain que l’habitude de nos pensées peut déterminer quelques traits de notre physionomie. Nombre de courtisans ont l’œil faux, par la même raison que la plupart des tailleurs sont cagneux.

— Il n’est peut-être pas vrai que les grandes fortunes supposent toujours de l’esprit, comme je l’ai souvent ouï dire même à des gens d’esprit : mais il est bien plus vrai qu’il y a des choses d’esprit et d’habileté, à qui la fortune ne saurait échapper, quand bien même celui qui les a posséderait l’honnêteté la plus pure, obstacle qui, comme on sait, est le plus grand de tous pour la fortune.

— Lorsque Montaigne a dit, à propos de la grandeur : « Puisque nous ne pouvons y atteindre, vengeons-nous en à en médire », il a dit une chose plaisante, souvent vraie, mais scandaleuse, et qui donne des armes aux sots que la fortune a favorisés. Souvent, c’est par petitesse qu’on hait l’inégalité des conditions ; mais un vrai sage et un honnête homme pourraient la haïr comme la barrière qui sépare des âmes faites pour se rapprocher. Il est peu d’hommes d’un caractère distingué qui ne se soient refusés aux sentimens que leur inspirait tel ou tel homme d’un rang supérieur ; qui n’aient repoussé, en s’affligeant eux-mêmes, telle ou telle amitié qui pouvait être pour eux une source de douceurs et de consolations. Chacun d’eux, au lieu de répéter le mot de Montaigne, peut dire : Je hais la grandeur qui m’a fait fuir ce que j’aimais, ou ce que j’aurais aimé.

— Qui est-ce qui n’a que des liaisons entièrement honorables ? Qui est-ce qui ne voit pas quelqu’un dont il demande pardon à ses amis ? Quelle est la femme qui ne s’est pas vue forcée d’expliquer à sa société, la visite de telle ou telle femme qu’on a été surpris de voir chez elle ?

— Êtes-vous l’ami d’un homme de la cour, d’un homme de qualité, comme on dit ; et souhaitez-vous lui inspirer le plus vif attachement dont le cœur humain soit susceptible ? Ne vous bornez pas à lui prodiguer les soins de la plus tendre amitié, à le soulager dans ses maux, à le consoler dans ses peines, à lui consacrer tous vos momens, à lui sauver dans l’occasion la vie ou l’honneur ; ne perdez point votre temps à ces bagatelles : faites plus, faites mieux, faites sa généalogie.

— Vous croyez qu’un ministre, un homme en place, a tel ou tel principe ; et vous le croyez parce que vous le lui avez entendu dire. En conséquence, vous vous abstenez de lui demander telle ou telle chose qui le mettrait en contradiction avec sa maxime favorite. Vous apprenez bientôt que vous avez été dupe, et vous lui voyez faire des choses qui vous prouvent qu’un ministre n’a point de principes, mais seulement l’habitude, le tic de dire telle ou telle chose.

— Plusieurs courtisans sont haïs sans profit, et pour le plaisir de l’être. Ce sont des lézards, qui, à ramper, n’ont gagné que de perdre leur queue.

— Cet homme n’est pas propre à avoir jamais de la considération : il faut qu’il fasse fortune, et vive avec de la canaille.

— Les corps (parlemens, académies, assemblées) ont beau se dégrader, ils se soutiennent par leur masse, et on ne peut rien contre eux. Le déshonneur, le ridicule glissent sur eux, comme les balles de fusil sur un sanglier, sur un crocodile.

— En voyant ce qui se passe dans le monde, l’homme le plus misanthrope finirait par s’égayer, et Héraclite par mourir de rire.

— Il me semble qu’à égalité d’esprit et de lumières, l’homme né riche ne doit jamais connaître aussi bien que le pauvre, la nature, le cœur humain et la société. C’est que, dans le moment où l’autre plaçait une jouissance, le second se consolait par une réflexion.

— En voyant les princes faire, de leur propre mouvement, certaines choses honnêtes, on est tenté de reprocher à ceux qui les entourent la plus grande partie de leurs torts ou de leurs faiblesses ; on se dit ; quel malheur que ce prince ait pour amis Damis ou Aramont ! On ne songe pas que, si Damis ou Aramont avaient été des personnages qui eussent de la noblesse ou du caractère, ils n’auraient pas été les amis de ce prince.

— À mesure que la philosophie fait des progrès, la sottise redouble ses efforts pour établir l’empire des préjugés. Voyez la faveur que le gouvernement donne aux idées de la gentilhommerie. Cela est venu au point qu’il n’y a plus que deux états pour les femmes : femmes de qualité, ou filles ; le reste n’est rien. Nulle vertu n’élève une femme au-dessus de son état ; elle n’en sort que par le vice.

— Parvenir à la fortune, à la considération, malgré le désavantage d’être sans ayeux, et cela à travers de tant de gens qui ont tout apporté en naissant, c’est gagner ou remettre une partie d’échecs, ayant donné la tour à son adversaire. Souvent aussi les autres ont sur vous trop d’avantages conventionnels, et alors il faut renoncer à la partie. On peut bien céder une tour, mais non la dame.

— Les gens qui élèvent les princes et qui prétendent leur donner une bonne éducation, après s’être soumis à leurs formalités et à leurs avilissantes étiquettes, ressemblent à des maîtres d’arithmétique qui voudraient former de grands calculateurs, après avoir accordé à leurs élèves que trois et trois font huit.

— Quel est l’être le plus étranger à ceux qui l’environnent ? est-ce un Français à Pékin ou à Macao ? est-ce un Lapon au Sénégal ? ou ne serait-ce pas par hasard un homme de mérite sans or et sans parchemin, au milieu de ceux qui possèdent l’un de ces deux avantages, ou tous les deux réunis ? n’est-ce pas une merveille que la société subsiste avec la convention tacite d’exclure du partage de ses droits les dix-neuf vingtièmes de la société ?

— Le monde et la société ressemblent à une bibliothèque où au premier coup-d’œil tout paraît en règle, parce que les livres y sont placés suivant le format et la grandeur des volumes ; mais où dans le fond tout est en désordre, parce que rien n’y est rangé suivant l’ordre des sciences, des matières ni des auteurs.

— Avoir des liaisons considérables, ou même illustres, ne peut plus être un mérite pour personne, dans un pays où l’on plaît souvent par ses vices, et où l’on est quelquefois recherché pour ses ridicules.

— Il y a des hommes qui ne sont point aimables, mais qui n’empêchent pas les autres de l’être : leur commerce est quelquefois supportable. Il y en a d’autres qui n’étant point aimables, nuisent encore par leur seule présence au développement de l’amabilité d’autrui ; ceux-là sont insupportables : c’est le grand inconvénient de la pédanterie.

— L’expérience, qui éclaire les particuliers, corrompt les princes et les gens en place.

— Le public de ce moment-ci est, comme la tragédie moderne, absurde, atroce et plat.

— L’état de courtisan est un métier dont on il voulu faire une science. Chacun cherche à se hausser.

— La plupart des liaisons de société, la camaraderie, etc., tout cela est à l’amitié ce que le sigisbéisme est à l’amour.

— L’art de la parenthèse est un des grands secrets de l’éloquence dans la société.

— À la cour tout est courtisan : le prince du sang, le chapelain de semaine, le chirurgien de quartier, l’apothicaire.

— Les magistrats chargés de veiller sur l’ordre public, tels que le lieutenant-criminel, le lieutenant-civil, le lieutenant de police, et tant d’autres, finissent presque toujours par avoir une opinion horrible de la société. Ils croient connaître les hommes et n’en connaissent que le rebut. On ne juge pas d’une ville par ses égouts, et d’une maison par ses latrines. La plupart de ces magistrats me rappellent toujours le collège où les correcteurs ont une cabane auprès des commodités, et n’en sortent que pour donner le fouet.

— C’est la plaisanterie qui doit faire justice de tous les travers des hommes et de la société ; c’est par elle qu’on évite de se compromettre ; c’est par elle qu’on met tout en place sans sortir de la sienne ; c’est elle qui atteste notre supériorité sur les choses et sur les personnes dont nous nous moquons, sans que les personnes puissent s’en offenser, à moins qu’elles ne manquent de gaîté ou de mœurs. La réputation de savoir bien manier cette arme donne à l’homme d’un rang inférieur, dans le monde et dans la meilleure compagnie, cette sorte de considération que les militaires ont pour ceux qui manient supérieurement l’épée. J’ai entendu dire à un homme d’esprit : Ôtez à la plaisanterie son empire, et je quitte demain la société. C’est une sorte de duel où il n’y a pas de sang versé, et qui, comme l’autre, rend les hommes plus mesurés et plus polis.

— On ne se doute pas, au premier coup d’œil, du mal que fait l’ambition de mériter cet éloge si commun : Monsieur un tel est très-aimable. Il arrive, je ne sais comment, qu’il a un genre de facilité, d’insouciance, de faiblesse, de déraison, qui plaît beaucoup, quand ces qualités se trouvent mêlées avec de l’esprit ; que l’homme, dont on fait ce qu’on veut, qui appartient au moment, est plus agréable que celui qui a de la suite, du caractère, des principes, qui n’oublie pas son ami malade ou absent, qui sait quitter une partie de plaisir pour lui rendre service, etc. Ce serait une liste ennuyeuse que celle des défauts, des torts et des travers qui plaisent. Aussi, les gens du monde, qui ont réfléchi sur l’art de plaire plus qu’on ne croit et qu’ils ne croient eux-mêmes, ont la plupart de ces défauts, et cela vient de la nécessité de faire dire de soi : Monsieur un tel est très-aimable.

— Il y a des choses indevinables pour un jeune homme bien né. Comment se défierait-on, à vingt ans, d’un espion de police qui a le cordon rouge ?

— Les coutumes les plus absurdes, les étiquettes les plus ridicules, sont en France et ailleurs sous la protection de ce mot : C’est l’usage. C’est précisément ce même mot que répondent les Hottentots, quand les Européens leur demandent pourquoi ils mangent des sauterelles ; pourquoi ils dévorent la vermine dont ils sont couverts. Ils disent aussi : C’est l’usage.

— La prétention la plus absurde et la plus injuste, qui serait sifflée dans une assemblée d’honnêtes gens, peut devenir la matière d’un procès, et dès-lors être déclarée légitime ; car tout procès peut se perdre ou se gagner : de même que, dans les corps, l’opinion la plus folle et la plus ridicule peut être admise, et l’avis le plus sage rejeté avec mépris. Il ne s’agit que de faire regarder l’un ou l’autre comme une affaire de parti, et rien n’est si facile entre les deux partis opposés qui divisent presque tous les corps.

— Qu’est-ce que c’est qu’un fat sans sa fatuité ? Ôtez les ailes à un papillon, c’est une chenille.

— Les courtisans sont des pauvres enrichis par la mendicité.

— Il est aisé de réduire à des termes simples la valeur précise de la célébrité : celui qui se fait connaître par quelque talent ou quelque vertu, se dénonce à la bienveillance inactive de quelques honnêtes gens, et à l’active malveillance de tous les hommes malhonnêtes. Comptez les deux classes, et pesez les deux forces.

— Peu de personnes peuvent aimer un philosophe. C’est presque un ennemi public qu’un homme qui, dans les différentes prétentions des hommes, et dans le mensonge des choses, dit à chaque homme et à chaque chose : « Je ne te prends que pour ce que tu es ; je ne t’apprécie que ce que tu vaux. » Et ce n’est pas une petite entreprise, de se faire aimer et estimer, avec l’annonce de ce ferme propos.

— Quand on est trop frappé des maux de la société universelle et des horreurs que présentent la capitale ou les grandes villes, il faut se dire : Il pouvait naître de plus grands malheurs encore de la suite des combinaisons qui a soumis vingt-cinq millions d’hommes à un seul, et qui a réuni sept cent mille hommes sur une espace de deux lieues carrées.

— Des qualités trop supérieures rendent souvent un homme moins propre à la société. On ne va pas au marché avec des lingots ; on y va avec de l’argent ou de la petite monnaie.

— La société, les cercles, les salons, ce qu’on appelle le monde, est une pièce misérable, un mauvais opéra, sans intérêt, qui se soutient un peu par les machines et les décorations.

— Pour avoir une idée juste des choses, il faut prendre les mots dans la signification opposée à celle qu’on leur donne dans le monde. Misanthrope, par exemple, cela veut dire philanthrope ; mauvais Français, cela veut dire bon citoyen qui indique certains abus monstrueux ; philosophe, homme simple, qui sait que deux et deux font quatre, etc.

— De nos jours, un peintre fait votre portrait en sept minutes ; un autre vous apprend à peindre en trois jours ; un troisième vous enseigne l’anglais en quatre leçons. On veut vous apprendre huit langues, avec des gravures qui représentent les choses et leurs noms au-dessous, en huit langues. Enfin, si on pouvait mettre ensemble les plaisirs, les sentimens, ou les idées de la vie entière, et les réunir dans l’espace de vingt-quatre heures, on le ferait ; on vous ferait avaler cette pilule, et on vous dirait : « allez-vous en. »

— Il ne faut pas regarder Burrhus comme un homme vertueux absolument : il ne l’est qu’en opposition avec Narcisse. Sénèque et Burrhus sont les honnêtes gens d’un siècle où il n’y en avait pas.

— Quand on veut plaire dans le monde, il faut se résoudre à se laisser apprendre beaucoup de choses qu’on sait, par des gens qui les ignorent.

— Les hommes qu’on ne connaît qu’à moitié, on ne les connaît pas ; les choses qu’on ne sait qu’aux trois-quarts, on ne les sait pas du tout. Ces deux réflexions suffisent pour faire apprécier presque tous les discours qui se tiennent dans le monde.

— Dans un pays où tout le monde cherche à paraître, beaucoup de gens doivent croire, et croient en effet qu’il vaut mieux être banqueroutier que de n’être rien.

— La menace du rhume négligé est pour les médecins ce que le purgatoire est pour les prêtres, un Pérou.

— Les conversations ressemblent aux voyages qu’on fait sur l’eau : on s’écarte de la terre sans presque le sentir, et l’on ne s’aperçoit qu’on a quitté le bord que quand on est déjà bien loin.

— Un homme d’esprit prétendait, devant des millionnaires, qu’on pouvait être heureux avec deux mille écus de rente. Ils soutinrent le contraire avec aigreur, et même avec emportement. Au sortir de chez eux, il cherchait la cause de cette aigreur, de la part de gens qui avaient de l’amitié pour lui ; il la trouva enfin. C’est que, par là, il leur faisait entrevoir qu’il n’était pas dans leur dépendance. Tout homme qui a peu de besoins, semble menacer les riches d’être toujours prêt à leur échapper. Les tyrans voient par là qu’ils perdent un esclave. On peut appliquer cette réflexion à toutes les passions en général. L’homme qui a vaincu le penchant à l’amour, montre une indifférence toujours odieuse aux femmes : elles cessent aussitôt de s’intéresser à lui. C’est peut-être pour cela que personne ne s’intéresse à la fortune d’un philosophe : il n’a pas les passions qui émeuvent la société. On voit qu’on ne peut presque rien faire pour son bonheur, et on le laisse là.

— Il est dangereux, pour un philosophe attaché à un grand (si jamais les grands ont eu auprès d’eux un philosophe), de montrer tout son désintéressement ; on le prendrait au mot. Il se trouve dans la nécessité de cacher ses vrais sentimens : et c’est, pour ainsi dire, un hypocrite d’ambition.


CHAPITRE IV.

Du Goût pour la retraite, et de la Dignité du caractère.


Un philosophe regarde ce qu’on appelle un état dans le monde, comme les Tartares regardent les villes, c’est-à-dire comme une prison : c’est un cercle où les idées se resserrent, se concentrent, en ôtant à l’âme et à l’esprit leur étendue et leur développement. Un homme qui a un grand état dans le monde, a une prison plus grande et plus ornée ; celui qui n’y a qu’un petit état, est dans un cachot ; l’homme sans état est le seul homme libre, pourvu qu’il soit dans l’aisance, ou du moins qu’il n’ait aucun besoin des hommes.

— L’homme le plus modeste, en vivant dans le monde, doit, s’il est pauvre, avoir un maintien très-assuré et une certaine aisance qui empêchent qu’on ne prenne quelque avantage sur lui. Il faut, dans ce cas, parer sa modestie de sa fierté.

— La faiblesse de caractère ou le défaut d’idées, en un mot, tout ce qui peut nous empêcher de vivre avec nous-mêmes, sont les choses qui préservent beaucoup de gens de la misanthropie.

— On est plus heureux dans la solitude que dans le monde. Cela ne viendrait-il pas de ce que, dans la solitude, on pense aux choses, et que, dans le monde, on est forcé de penser aux hommes ?

— Les pensées d’un solitaire, homme de sens, et fût-il d’ailleurs médiocre, seraient bien peu de chose, si elles ne valaient pas ce qui se dit et se fait dans le monde.

— Un homme qui s’obstine à ne laisser ployer ni sa raison, ni sa probité, ou du moins sa délicatesse, sous le poids d’aucune des conventions absurdes ou malhonnêtes de la société ; qui ne fléchit jamais dans les occasions où il a intérêt de fléchir, finit infailliblement par rester sans appui, n’ayant d’autre ami qu’un être abstrait qu’on appelle la vertu, qui vous laisse mourir de faim.

— Il ne faut pas ne savoir vivre qu’avec ceux qui veulent nous apprécier : ce serait le besoin d’un amour-propre trop délicat et trop difficile à contenter ; mais il faut ne placer le fond de sa vie habituelle qu’avec ceux qui peuvent sentir ce que nous valons. Le philosophe même ne blâme point ce genre d’amour-propre.

— On dit quelquefois d’un homme qui vit seul : il n’aime pas la société. C’est souvent comme si on disait d’un homme, qu’il n’aime pas la promenade, sous prétexte qu’il ne se promène pas volontiers le soir dans la forêt de Bondy.

— Est-il bien sûr qu’un homme qui aurait une raison parfaitement droite, un sens moral parfaitement exquis, pût vivre avec quelqu’un ? Par vivre, je n’entends pas se trouver ensemble sans se battre : j’entends se plaire ensemble, s’aimer, commercer avec plaisir.

— Un homme d’esprit est perdu, s’il ne joint pas à l’esprit l’énergie de caractère. Quand on a la lanterne de Diogène, il faut avoir son bâton.

— Il n’y a personne qui ait plus d’ennemis dans le monde, qu’un homme droit, fier et sensible, disposé à laisser les personnes et les choses pour ce qu’elles sont, plutôt qu’à les prendre pour ce qu’elles ne sont pas.

— Le monde endurcit le cœur à la plupart des hommes ; mais ceux qui sont moins susceptibles d’endurcissement, sont obligés de se créer une sorte d’insensibilité factice, pour n’être dupes ni des hommes, ni des femmes. Le sentiment qu’un homme honnête emporte, après s’être livré quelques jours à la société, est ordinairement pénible et triste : le seul avantage qu’il produira, c’est de faire trouver la retraite aimable.

— Les idées du public ne sauraient manquer d’être presque toujours viles et basses. Comme il ne lui revient guère que des scandales et des actions d’une indécence marquée, il teint, de ces mêmes couleurs, presque tous les faits ou les discours qui passent jusqu’à lui. Voit-il une liaison, même de la plus noble espèce, entre un grand seigneur et un homme de mérite, entre un homme en place et un particulier ? Il ne voit, dans le premier cas, qu’un protecteur et un client ; dans le second, que du manège et de l’espionnage. Souvent, dans un acte de générosité mêlé de circonstances nobles et intéressantes, il ne voit que de l’argent prêté à un homme habile par une dupe. Dans le fait qui donne de la publicité à une passion quelquefois très-intéressante d’une femme honnête et d’un homme digne d’être aimé, il ne voit que du catinisme ou du libertinage. C’est que ses jugemens sont déterminés d’avance par le grand nombre de cas où il a dû condamner et mépriser. Il résulte de ces observations, que ce qui peut arriver de mieux aux honnêtes gens, c’est de lui échapper.

— La nature ne m’a point dit : ne sois point pauvre ; encore moins : sois riche ; mais elle me crie : sois indépendant.

— Le philosophe, se portant pour un être qui ne donne aux hommes que leur valeur véritable, il est fort simple que cette manière de juger ne plaise à personne.

— L’homme du monde, l’ami de la fortune, même l’amant de la gloire, tracent tous devant eux une ligne directe qui les conduit à un terme inconnu. Le sage, l’ami de lui-même, décrit une ligne circulaire, dont l’extrémité le ramène à lui. C’est le totus teres atque rotundus d’Horace.

— Il ne faut point s’étonner du goût de J.-J. Rousseau pour la retraite : de pareilles âmes sont exposées à se voir seules, à vivre isolées, comme l’aigle ; mais, comme lui, l’étendue de leurs regards et la hauteur de leur vol sont le charme de leur solitude.

— Quiconque n’a pas de caractère, n’est pas un homme : c’est une chose.

— On a trouvé le moi de Médée sublime ; mais celui qui ne peut pas le dire dans tous les accidens de la vie, est bien peu de chose, ou plutôt n’est rien.

— On ne connaît pas du tout l’homme qu’on ne connaît pas très-bien ; mais peu d’hommes méritent qu’on les étudie. De là vient que l’homme d’un vrai mérite doit avoir en général peu d’empressement d’être connu. Il sait que peu de gens peuvent l’apprécier, que, dans ce petit nombre, chacun a ses liaisons, ses intérêts, son amour-propre, qui l’empêchent d’accorder au mérite l’attention qu’il faut pour le mettre à sa place. Quant aux éloges communs et usés qu’on lui accorde, quand on soupçonne son existence, le mérite ne saurait en être flatté.

— Quand un homme s’est élevé par son caractère, au point de mériter qu’on devine quelle sera sa conduite dans toutes les occasions qui intéressent l’honnêteté, non seulement les fripons, mais les demi-honnêtes gens le décrient et l’évitent avec soin ; il y a plus, les gens honnêtes, persuadés que, par un effet de ses principes, ils le trouveront dans les rencontres où ils auront besoin de lui, se permettent de le négliger, pour s’assurer de ceux sur lesquels ils ont des doutes.

— Presque tous les hommes sont esclaves, par la raison que les Spartiates donnaient de la servitude des Perses, faute de savoir prononcer la syllabe non. Savoir prononcer ce mot et savoir vivre seul, sont les deux seuls moyens de conserver sa liberté et son caractère.

— Quand on a pris le parti de ne voir que ceux qui sont capables de traiter avec vous aux termes de la morale, de la vertu, de la raison, de la vérité, en ne regardant les conventions, les vanités, les étiquettes, que comme les supports de la société civile ; quand, dis-je, on a pris ce parti (et il faut bien le prendre, sous peine d’être sot, faible ou vil), il arrive qu’on vit à peu près solitaire.

— Tout homme qui se connaît des sentimens élevés, a le droit, pour se faire traiter comme il convient, de partir de son caractère plutôt que de sa position.


CHAPITRE V.

Pensées Morales.


Les philosophes reconnaissent quatre vertus principales, dont ils font dériver toutes les autres. Ces vertus sont la justice, la tempérance, la force et la prudence. On peut dire que cette dernière renferme les deux premières, la justice et la tempérance ; et qu’elle supplée, en quelque sorte, à la force, en sauvant à l’homme qui a le malheur d’en manquer, une grande partie des occasions où elle est nécessaire.

— Les moralistes, ainsi que les philosophes qui ont fait des systèmes en physique ou en métaphysique, ont trop généralisé, ont trop multiplié les maximes. Que devient, par exemple, le mot de Tacite : Neque mulier, amissâ pudicitiâ, alia abnuerit, après l’exemple de tant de femmes qu’une faiblesse n’a pas empêchées de pratiquer plusieurs vertus ? J’ai vu madame de L…., après une jeunesse peu différente de celle de Manon Lescaut, avoir, dans l’âge mûr, une passion digne d’Héloïse. Mais ces exemples sont d’une morale dangereuse à établir dans les livres. Il faut seulement les observer, afin de n’être pas dupe de la charlatanerie des moralistes.

— On a, dans le monde, ôté des mauvaises mœurs tout ce qui choque le bon goût : c’est une réforme qui date des dix dernières années.

— L’âme, lorsqu’elle est malade, fait précisément comme le corps : elle se tourmente et s’agite en tout sens, mais finit par trouver un peu de calme ; elle s’arrête enfin sur le genre de sentimens et d’idées le plus nécessaire à son repos.

— Il y a des hommes à qui les illusions sur les choses qui les intéressent, sont aussi nécessaires que la vie. Quelquefois cependant ils ont des aperçus qui feraient croire qu’ils sont près de la vérité ; mais ils s’en éloignent bien vite, et ressemblent aux enfans qui courent après un masque, et qui s’enfuient si le masque vient à se retourner.

— Le sentiment qu’on a, pour la plupart des bienfaiteurs, ressemble à la reconnaissance qu’on a pour les arracheurs de dents. On se dit qu’ils vous ont fait du bien, qu’ils vous ont délivré d’un mal : mais on se rappelle la douleur qu’ils ont causée, et on ne les aime guère avec tendresse.

— Un bienfaiteur délicat doit songer qu’il y a, dans le bienfait, une partie matérielle dont il faut dérober l’idée à celui qui est l’objet de sa bienfaisance. Il faut, pour ainsi dire, que cette idée se perde et s’enveloppe dans le sentiment qui a produit le bienfait ; comme, entre deux amans, l’idée de la jouissance s’enveloppe et s’anoblit dans le charme de l’amour qui l’a fait naître.

— Tout bienfait, qui n’est pas cher au cœur, est odieux. C’est une relique, ou un os de mort : il faut l’en chasser ou le fouler aux pieds.

— La plupart des bienfaiteurs qui prétendent être cachés, après vous avoir fait du bien, s’enfuient comme la Galatée de Virgile : Et se cupit an te videri.

— On dit communément qu’on s’attache par ses bienfaits. C’est une bonté de la nature. Il est juste que la récompense de bien faire soit d’aimer.

— La calomnie est comme la guêpe qui vous importune, et contre laquelle il ne faut faire aucun mouvement, à moins qu’on ne soit sûr de la tuer, sans quoi elle revient à la charge plus furieuse que jamais.

— Les nouveaux amis que nous faisons après un certain âge, et par lesquels nous cherchons à remplacer ceux que nous avons perdus, sont à nos anciens amis ce que les yeux de verre, les dents postiches et les jambes de bois sont aux véritables yeux, aux dents naturelles et aux jambes de chair et d’os.

— Dans les naïvetés d’un enfant bien né, il y a quelquefois une philosophie bien aimable.

— La plupart des amitiés sont hérissées de si et de mais, et aboutissent à de simples liaisons, qui subsistent à force de sous-entendus.

— Il y a, entre les mœurs anciennes et les nôtres, le même rapport qui se trouve entre Aristide, contrôleur-général des Athéniens, et l’abbé Terray.

— Le genre humain, mauvais de sa nature, est devenu plus mauvais par la société. Chaque homme y porte les défauts : 1° de l’humanité ; 2° de l’individu ; 3° de la classe dont il fait partie dans l’ordre social. Ces défauts s’accroissent avec le temps ; et chaque homme, en avançant en âge, blessé de tous ces travers d’autrui, et malheureux par les siens mêmes, prend, pour l’humanité et pour la société, un mépris qui ne peut tourner que contre l’une et l’autre.

— Il en est du bonheur comme des montres. Les moins compliquées sont celles qui se dérangent le moins. La montre à répétition est plus sujette aux variations ; si elle marque de plus les minutes, nouvelle cause d’inégalité ; puis celle qui marque le jour de la semaine et le mois de l’année, toujours plus prête à se détraquer.

— Tout est également vain dans les hommes, leurs joies et leurs chagrins ; mais il vaut mieux que la boule de savon soit d’or ou d’azur, que noire ou grisâtre.

— Celui qui déguise la tyrannie, la protection ou même les bienfaits, sous l’air et le nom de l’amitié, me rappelle ce prêtre scélérat qui empoisonnait dans une hostie.

— Il y a peu de bienfaiteurs qui ne disent comme Satan : Si cadens adoraveris me.

— La pauvreté met le crime au rabais.

— Les stoïciens sont des espèces d’inspirés, qui portent dans la morale l’exaltation et l’enthousiasme poétiques.

— S’il était possible qu’une personne sans esprit pût sentir la grâce, la finesse, l’étendue et les différentes qualités de l’esprit d’autrui, et montrer qu’elle le sent, la société d’une telle personne, quand même elle ne produirait rien d’elle-même, serait encore très-recherchée. Même résultat de la même supposition, à l’égard des qualités de l’âme.

— En voyant ou en éprouvant les peines attachées aux sentimens extrêmes, en amour, en amitié, soit par la mort de ce qu’on aime, soit par les accidens de la vie, on est tenté de croire que la dissipation et la frivolité ne sont pas de si grandes sottises, et que la vie ne vaut guère que ce qu’en font les gens du monde.

— Dans de certaines amitiés passionnées, on a le bonheur des passions, et l’aveu de la raison par-dessus le marché.

— L’amitié extrême et délicate est souvent blessée du repli d’une rose.

— La générosité n’est que la pitié des âmes nobles.

— Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne : voilà, je crois, toute la morale.

— Pour les hommes vraiment honnêtes, et qui ont de certains principes, les commandemens de Dieu ont été mis en abrégé sur le frontispice de l’abbaye de Thélême : Fais ce que tu voudras.

— L’éducation doit porter sur deux bases, la morale et la prudence : la morale, pour appuyer la vertu ; la prudence, pour vous défendre contre les vices d’autrui. En faisant pencher la balance du côté de la morale, vous ne faites que des dupes ou des martyrs ; en la faisant pencher de l’autre côté, vous faites des calculateurs égoïstes. Le principe de toute société est de se rendre justice à soi-même et aux autres. Si l’on doit aimer son prochain comme soi-même, il est au moins aussi juste de s’aimer comme son prochain.

— Il n’y a que l’amitié entière qui développe toutes les qualités de l’âme et de l’esprit de certaines personnes. La société ordinaire ne leur laisse déployer que quelques agrémens. Ce sont de beaux fruits, qui n’arrivent à leur maturité qu’au soleil, et qui, dans la serre chaude, n’eussent produit que quelques feuilles agréables et inutiles.

— Quand j’étais jeune, ayant les besoins des passions, et attiré par elles dans le monde, forcé de chercher, dans la société et dans les plaisirs, quelques distractions à des peines cruelles, on me prêchait l’amour de la retraite, du travail, et on m’assommait de sermons pédantesques sur ce sujet. Arrivé à quarante ans, ayant perdu les passions qui rendent la société supportable, n’en voyant plus que la misère et la futilité, n’ayant plus besoin du monde pour échapper à des peines qui n’existaient plus, le goût de la retraite et du travail est devenu très-vif chez moi, et a remplacé tout le reste ; j’ai cessé d’aller dans le monde : alors, on n’a cessé de me tourmenter pour que j’y revinsse ; j’ai été accusé d’être misanthrope, etc. Que conclure de cette bizarre différence ? Le besoin que les hommes ont de tout blâmer.

— Je n’étudie que ce qui me plaît ; je n’occupe mon esprit que des idées qui m’intéressent. Elles seront utiles ou inutiles, soit à moi, soit aux autres ; le temps amènera ou n’amènera pas les circonstances qui me feront faire de mes acquisitions un emploi profitable. Dans tous les cas, j’aurai eu l’avantage inestimable de ne me pas contrarier, et d’avoir obéi à ma pensée et à mon caractère.

— J’ai détruit mes passions, à peu près comme un homme violent tue son cheval, ne pouvant le gouverner.

— Les premiers sujets de chagrin m’ont servi de cuirasse contre les autres.

— Je conserve pour M. de la B… le sentiment qu’un honnête homme éprouve en passant devant le tombeau d’un ami.

— J’ai à me plaindre des choses très-certainement, et peut-être des hommes ; mais je me tais sur ceux-ci : je ne me plains que des choses ; et, si j’évite les hommes, c’est pour ne pas vivre avec ceux qui me font porter le poids des choses.

— La fortune, pour arriver à moi, passera par les conditions que lui impose mon caractère.

— Lorsque mon cœur a besoin d’attendrissement, je me rappelle la perte des amis que je n’ai plus, des femmes que la mort m’a ravies ; j’habite leur cercueil, j’envoie mon âme errer autour des leurs. Hélas ! je possède trois tombeaux.

— Quand j’ai fait quelque bien et qu’on vient à le savoir, je me crois puni, au lieu de me croire récompensé.

— En renonçant au monde et à la fortune, j’ai trouvé le bonheur, le calme, la santé, même la richesse ; et, en dépit du proverbe, je m’aperçois que qui quitte la partie la gagne.

— La célébrité est le châtiment du mérite et la punition du talent. Le mien, quel qu’il soit, ne me paraît qu’un délateur, né pour troubler mon repos. J’éprouve, en le détruisant, la joie de triompher d’un ennemi. Le sentiment a triomphé chez moi de l’amour-propre même, et la vanité littéraire a péri dans la destruction de l’intérêt que je prenais aux hommes.

— L’amitié délicate et vraie ne souffre l’alliage d’aucun autre sentiment. Je regarde comme un grand bonheur que l’amitié fût déjà parfaite entre M… et moi, avant que j’eusse occasion de lui rendre le service que je lui ai rendu, et que je pouvais seul lui rendre. Si tout ce qu’il a fait pour moi avait pu être suspect d’avoir été dicté par l’intérêt de me trouver tel qu’il m’a trouvé dans cette circonstance, s’il eût été possible qu’il la prévît, le bonheur de ma vie était empoisonné pour jamais.

— Ma vie entière est un tissu de contrastes apparens avec mes principes. Je n’aime point les princes, et je suis attaché à une princesse et à un prince. On me connaît des maximes républicaines, et plusieurs de mes amis sont revêtus de décorations monarchiques. J’aime la pauvreté volontaire, et je vis avec des gens riches. Je fuis les honneurs, et quelques-uns sont venus à moi. Les lettres sont presque ma seule consolation, et je ne vois point de beaux-esprits, et ne vais point à l’académie. Ajoutez que je crois les illusions nécessaires à l’homme, et je vis sans illusion ; que je crois les passions plus utiles que la raison, et je ne sais plus ce que c’est que les passions, etc.

— Ce que j’ai appris, je ne le sais plus. Le peu que je sais encore, je l’ai deviné.

— Un des grands malheurs de l’homme, c’est que ses bonnes qualités même lui sont quelquefois inutiles, et que l’art de s’en servir et de les bien gouverner n’est souvent qu’un fruit tardif de l’expérience.

— L’indécision, l’anxiété sont à l’esprit et à l’âme ce que la question est au corps.

— L’honnête homme, détrompé de toutes les illusions, est l’homme par excellence. Pour peu qu’il ait d’esprit, sa société est très-aimable. Il ne saurait être pédant, ne mettant d’importance à rien. Il est indulgent, parce qu’il se souvient qu’il a eu des illusions, comme ceux qui en sont encore occupés. C’est un effet de son insouciance d’être sûr dans le commerce, de ne se permettre ni redites ni tracasseries. Si on se les permet à son égard, il les oublie ou les dédaigne. Il doit être plus gai qu’un autre, parce qu’il est constamment en état d’épigramme contre son prochain. Il est dans le vrai, et rit des faux pas de ceux qui marchent à tâtons dans le faux. C’est un homme qui, d’un endroit éclairé, voit dans une chambre obscure les gestes ridicules de ceux qui s’y promènent au hasard. Il brise en riant les faux poids et les fausses mesures qu’on applique aux hommes et aux choses.

— On s’effraie des partis violens ; mais ils conviennent aux âmes fortes, et les caractères vigoureux se reposent dans l’extrême.

— La vie contemplative est souvent misérable. Il faut agir davantage, penser moins, et ne pas se regarder vivre.

— L’homme peut aspirer à la vertu, il ne peut raisonnablement prétendre de trouver la vérité.

— Le jansénisme des chrétiens, c’est le stoïcisme des payens, dégradé de figure et mis à la portée d’une populace chrétienne ; et cette secte a eu des Pascal et des Arnaud pour défenseurs !


CHAPITRE VI.

Des Femmes, de l’Amour, du Mariage et de la Galanterie.


Je suis honteux de l’opinion que vous avez de moi. Je n’ai pas toujours été aussi Céladon que vous me voyez. Si je vous comptais trois ou quatre traits de ma jeunesse, vous verriez que cela n’est pas trop honnête, et que cela appartient à la meilleure compagnie.

— L’amour est un sentiment qui, pour paraître honnête, a besoin de n’être composé que de lui-même, de ne vivre et de ne subsister que par lui,

— Toutes les fois que je vois de l’engoûment dans une femme, ou même dans un homme, je commence à me défier de sa sensibilité. Cette règle ne m’a jamais trompé.

— En fait de sentimens, ce qui peut être évalué n’a pas de valeur.

— L’amour est comme les maladies épidémiques : plus on les craint, plus on y est exposé.

— Un homme amoureux est un homme qui veut être plus aimable qu’il ne peut, et voilà pourquoi presque tous les amoureux sont ridicules.

— Il y a telle femme qui s’est rendue malheureuse pour la vie, qui s’est perdue et déshonorée pour un amant qu’elle a cessé d’aimer parce qu’il a mal ôté sa poudre, ou mal coupé un de ses ongles, ou mis son bas à l’envers.

— Une âme fière et honnête, qui a connu les passions fortes, les fuit, les craint, dédaigne la galanterie ; comme l’âme qui a senti l’amitié, dédaigne les liaisons communes et les petits intérêts.

— On demande pourquoi les femmes affichent les hommes ; on en donne plusieurs raisons dont la plupart sont offensantes pour les hommes. La véritable, c’est qu’elles ne peuvent jouir de leur empire sur eux que par ce moyen.

— Les femmes d’un état mitoyen, qui ont l’espérance ou la manie d’être quelque chose dans le monde, n’ont ni le bonheur de la nature, ni celui de l’opinion : ce sont les plus malheureuses créatures que j’aie connues.

— La société, qui rapetisse beaucoup les hommes, réduit les femmes à rien.

— Les femmes ont des fantaisies, des engoûmens, quelquefois des goûts ; elles peuvent même s’élever jusqu’aux passions : ce dont elles sont le moins susceptibles, c’est l’attachement. Elles sont faites pour commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre raison. Il existe, entre elles et les hommes, des sympathies d’épiderme, et très-peu de sympathies d’esprit, d’âme et de caractère. C’est ce qui est prouvé par le peu de cas qu’elles font d’un homme de quarante ans ; je dis, même celles qui sont à peu près de cet âge. Observez que, quand elles lui accordent une préférence, c’est toujours d’après quelques vues malhonnêtes, d’après un calcul d’intérêt ou de vanité ; et alors l’exception prouve la règle, et même plus que la règle. Ajoutons que ce n’est pas ici le cas de l’axiome : Qui prouve trop ne prouve rien.

— C’est par notre amour-propre que l’amour nous séduit. Eh ! comment résister à un sentiment qui embellit à nos yeux ce que nous avons, nous rend ce que nous avons perdu, et nous donne ce que nous n’avons pas ?

— Quand un homme et une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parens, etc., les deux amans sont l’un à l’autre, de par la nature ; qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines.

— Ôtez l’amour-propre de l’amour, il en reste trop peu de chose. Une fois purgé de vanité, c’est un convalescent affaibli, qui peut à peine se traîner.

— L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes.

— On vous dit quelquefois, pour vous engager à aller chez telle ou telle femme : Elle est très-aimable ; mais, si je ne veux pas l’aimer ! Il vaudrait mieux dire : Elle est très-aimante, parce qu’il y a plus de gens qui veulent être aimés, que de gens qui veulent aimer eux-mêmes.

— Si l’on veut se faire une idée de l’amour-propre des femmes dans leur jeunesse, qu’on en juqe par celui qui leur reste, après qu’elles ont passé l’âge de plaire.

— Il me semble, disait M. de… à propos des faveurs des femmes, qu’à la vérité cela se dispute au concours ; mais que cela ne se donne ni au sentiment, ni au mérite.

— Les jeunes femmes ont un malheur qui leur est commun avec les rois, celui de n’avoir point d’amis ; mais, heureusement, elles ne sentent pas ce malheur plus que les rois eux-mêmes : la grandeur des uns et la vanité des autres leur en dérobent le sentiment.

— On dit, en politique, que les sages ne font point de conquêtes : cela peut aussi s’appliquer à la galanterie.

— Il est plaisant que le mot, connaître une femme, veuille dire, coucher avec une femme, et cela dans plusieurs langues anciennes, dans les mœurs les plus simples, les plus approchantes de la nature ; comme si on ne connaissait point une femme sans cela. Si les patriarches avaient fait cette découverte, ils étaient plus avancés qu’on ne croit.

— Les femmes font avec les hommes une guerre où ceux-ci ont un grand avantage, parce qu’ils ont les filles de leur côté.

— Il y a telle fille qui trouve à se vendre, et ne trouverait pas à se donner.

— L’amour le plus honnête ouvre l’âme aux petites passions : le mariage ouvre votre âme aux petites passions de votre femme, à l’ambition, à la vanité, etc.

— Soyez aussi aimable, aussi honnête qu’il est possible, aimez la femme la plus parfaite qui se puisse imaginer ; vous n’en serez pas moins dans le cas de lui pardonner ou votre prédécesseur, ou votre successeur.

— Peut-être faut-il avoir senti l’amour pour bien connaître l’amitié.

— Le commerce des hommes avec les femmes ressemble à celui que les Européens font dans l’Inde ; c’est un commerce guerrier.

— Pour qu’une liaison d’homme à femme soit vraiment intéressante, il faut qu’il y ait entre eux jouissance, mémoire ou désir.

— Une femme d’esprit m’a dit un jour un mot qui pourrait bien être le secret de son sexe : C’est que toute femme, en prenant un amant, tient plus de compte de la manière dont les autres femmes voient cet homme, que de la manière dont elle le voit elle-même.

— Madame de… a été rejoindre son amant en Angleterre, pour faire preuve d’une grande tendresse, quoiqu’elle n’en eût guère. À présent, les scandales se donnent par respect humain.

— Je me souviens d’avoir vu un homme quitter les filles d’opéra, parce qu’il y avait vu, disait-il, autant de fausseté que dans les honnêtes femmes.

— Il y a des redites pour l’oreille et pour l’esprit ; il n’y en a point pour le cœur.

— Sentir fait penser ; on en convient assez aisément : on convient moins que penser fasse sentir ; mais cela n’est guère moins vrai.

— Qu’est-ce que c’est qu’une maîtresse ? Une femme près de laquelle on ne se souvient plus de ce qu’on sait par cœur, c’est-à-dire, de tous les défauts de son sexe.

— Le temps a fait succéder, dans la galanterie, le piquant du scandale au piquant du mystère.

— Il semble que l’amour ne cherche pas les perfections réelles ; on dirait qu’il les craint. Il n’aime que celles qu’il crée, qu’il suppose ; il ressemble à ces rois qui ne reconnaissent de grandeurs que celles qu’ils ont faites.

— Les naturalistes disent que, dans toutes les espèces animales, la dégénération commence par les femelles. Les philosophes peuvent appliquer au moral cette observation, dans la société civilisée.

— Ce qui rend le commerce des femmes si piquant, c’est qu’il y a toujours une foule de sous-entendus, et que les sous-entendus qui, entre hommes, sont gênans, ou du moins insipides, sont agréables d’un homme à une femme.

— On dit communément : La plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu’elle a ; ce qui est très-faux : elle donne précisément ce qu’on croit recevoir, puisqu’en ce genre, c’est l’imagination qui fait le prix de ce qu’on reçoit.

— L’indécence, le défaut de pudeur sont absurdes dans tout système, dans la philosophie qui jouit, comme dans celle qui s’abstient.

— J’ai remarqué, en lisant l’Écriture, qu’en plusieurs passages, lorsqu’il s’agit de reprocher à l’humanité des fureurs ou des crimes, l’auteur dit les enfans des hommes, et quand il s’agit de sottises ou de faiblesses, il dit les enfans des femmes.

— On serait trop malheureux, si, auprès des femmes, on se souvenait le moins du monde de ce qu’on sait par cœur.

— Il semble que la nature, en donnant aux hommes un goût pour les femmes entièrement indestructible, ait deviné que, sans cette précaution, le mépris qu’inspirent les vices de leur sexe, principalement leur vanité, serait un grand obstacle au maintien et à la propagation de l’espèce humaine.

— Celui qui n’a pas beaucoup vu de filles, ne connaît point les femmes, me disait gravement un homme, grand admirateur de la sienne qui le trompait.

— Le mariage et le célibat ont tous deux des inconvéniens ; il faut préférer celui dont les inconvéniens ne sont pas sans remède.

— En amour, il suffit de se plaire par ses qualités aimables et par ses agrémens ; mais en mariage, pour être heureux, il faut s’aimer, ou du moins, se convenir par ses défauts.

— L’amour plaît plus que le mariage, par la raison que les romans sont plus amusans que l’histoire.

— L’hymen vient après l’amour, comme la fumée après la flamme.

— Le mot le plus raisonnable et le plus mesuré qui ait été dit sur la question du célibat et du mariage, est celui-ci : « Quelque parti que tu prennes, tu t’en repentiras. » Fontenelle se repentit, dans ses dernières années, de ne s’être pas marié. Il oubliait quatre-vingt-quinze ans passés dans l’insouciance.

— En fait de mariage, il n’y a de reçu que ce qui est sensé, et il n’y a d’intéressant que ce qui est fou. Le reste est un vil calcul.

— On marie les femmes avant qu’elles soient rien et qu’elles puissent rien être. Un mari n’est qu’une espèce de manœuvre qui tracasse le corps de sa femme, ébauche son esprit et dégrossit son âme.

— Le mariage, tel qu’il se pratique chez les grands, est une indécence convenue.

— Nous avons vu des hommes réputés honnêtes, des sociétés considérables, applaudir au bonheur de mademoiselle…, jeune personne, belle, spirituelle, vertueuse, qui obtenait l’avantage de devenir l’épouse de M…, vieillard malsain, repoussant, malhonnête, imbécile, mais riche. Si quelque chose caractérise un siècle infâme, c’est un pareil sujet de triomphe, c’est le ridicule d’une telle joie, c’est ce renversement de toutes les idées morales et naturelles.

— L’état de mari a cela de fâcheux, que le mari qui a le plus d’esprit peut être de trop partout, même chez lui, ennuyeux sans ouvrir la bouche, et ridicule en disant la chose la plus simple. Être aimé de sa femme, sauve une partie de ces travers. De là vient que M… disait à sa femme : « Ma chère amie, aidez-moi à n’être pas ridicule. »

— Le divorce est si naturel que, dans plusieurs maisons, il couche toutes les nuits entre deux époux.

— Grâce à la passion des femmes, il faut que l’homme le plus honnête soit ou un mari, ou un sigisbée ; ou un crapuleux, ou un impuissant.

— La pire de toutes les mésalliances est celle du cœur.

— Ce n’est pas tout d’être aimé, il faut être apprécié, et on ne peut l’être que par ce qui nous ressemble. De là vient que l’amour n’existe pas, ou du moins ne dure pas, entre des êtres dont l’un est trop inférieur à l’autre ; et ce n’est point là l’effet de la vanité, c’est celui d’un juste amour-propre, dont il serait absurde et impossible de vouloir dépouiller la nature humaine. La vanité n’appartient qu’à la nature faible ou corrompue ; mais l’amour-propre, bien connu, appartient à la nature bien ordonnée.

— Les femmes ne donnent à l’amitié que ce qu’elles empruntent à l’amour.

— Une laide, impérieuse, et qui veut plaire, est un pauvre qui commande qu’on lui fasse la charité.

— L’amant, trop aimé de sa maîtresse, semble l’aimer moins, et vice versâ. En serait-il des sentimens du cœur comme des bienfaits ? Quand on n’espère plus pouvoir les payer, on tombe dans l’ingratitude.

— La femme qui s’estime plus pour les qualités de son âme ou de son esprit que pour sa beauté, est supérieure à son sexe. Celle qui s’estime plus pour sa beauté que pour son esprit ou pour les qualités de son âme, est de son sexe. Mais celle qui s’estime plus pour sa naissance ou pour son rang que pour sa beauté, est hors de son sexe et au-dessous de son sexe.

— Il paraît qu’il y a dans le cerveau des femmes une case de moins, et dans leur cœur une fibre de plus que chez les hommes. Il fallait une organisation particulière, pour les rendre capables de supporter, soigner, caresser des enfans.

— C’est à l’amour maternel que la nature a confié la conservation de tous les êtres ; et, pour assurer aux mères leur récompense, elle l’a mise dans les plaisirs, et même dans les peines attachées à ce délicieux sentiment.

— En amour, tout est vrai, tout est faux ; et c’est la seule chose sur laquelle on ne puisse pas dire une absurdité.

— Un homme amoureux, qui plaint l’homme raisonnable, me paraît ressembler à un homme qui lit des contes de fées, et qui raille ceux qui lisent l’histoire.

— L’amour est un commerce orageux, qui finit toujours par une banqueroute : et c’est la personne à qui on fait banqueroute qui est déshonorée.

— Une des meilleures raisons qu’on puisse avoir de ne se marier jamais ; c’est qu’on n’est pas tout-à-fait la dupe d’une femme, tant qu’elle n’est point la vôtre.

— Avez-vous jamais connu une femme qui, voyant un de ses amis assidu auprès d’une autre femme, ait supposé que cette autre femme lui fût cruelle ? On voit par-là l’opinion qu’elles ont les unes des autres. Tirez vos conclusions.

— Quelque mal qu’un homme puisse penser des femmes, il n’y a pas de femme qui n’en pense encore plus mal que lui.

— Quelques hommes avaient ce qu’il faut pour s’élever au-dessus des misérables considérations qui rabaissent les hommes au-dessous de leur mérite ; mais le mariage, les liaisons de femmes, les ont mis au niveau de ceux qui n’approchaient pas d’eux. Le mariage, la galanterie sont une sorte de conducteur qui fait arriver ces petites passions jusqu’à eux.

— J’ai vu, dans le monde, quelques hommes et quelques femmes qui ne demandent pas l’échange du sentiment contre le sentiment, mais du procédé contre le procédé ; et qui abandonneraient ce dernier marché, s’il pouvait conduire à l’autre.


CHAPITRE VII.

Des Savans et des Gens de Lettres.


Il y a une certaine énergie ardente, mère ou compagne nécessaire de telle espèce de talens, laquelle pour l’ordinaire condamne ceux qui les possèdent au malheur, non pas d’être sans morale, de n’avoir pas de très-beaux mouvemens, mais de se livrer fréquemment à des écarts qui supposeraient l’absence de toute morale. C’est une âpreté dévorante dont ils ne sont pas maîtres, et qui les rend très-odieux. On s’afflige, en songeant que Pope et Swift en Angleterre, Voltaire et Rousseau en France, jugés non par la haine, non par la jalousie, mais par l’équité, par la bienveillance, sur la foi des faits attestés ou avoués par leurs amis et par leurs admirateurs, seraient atteints et convaincus d’actions très-condamnables, de sentimens quelquefois très-pervers. O Altitudo !

— On a observé que les écrivains en physique, histoire naturelle, physiologie, chimie, étaient ordinairement des hommes d’un caractère doux, égal, et en général heureux ; qu’au contraire les écrivains de politique, de législation, même de morale, étaient d’une humeur triste, mélancolique, etc. Rien de plus simple : les uns étudient la nature, les autres la société ; les uns contemplent l’ouvrage du grand Être, les autres arrêtent leurs regards sur l’ouvrage de l’homme. Les résultats doivent être différens.

— Si l’on examinait avec soin l’assemblage de qualités rares de l’esprit et de l’âme qu’il faut pour juger, sentir et apprécier les bons vers, le tact, la délicatesse des organes, de l’oreille et de l’intelligence, etc., on se convaincrait que, malgré les prétentions de toutes les classes de la société à juger les ouvrages d’agrément, les poètes ont dans le fait encore moins de vrais juges que les géomètres. Alors les poètes, comptant le public pour rien, et ne s’occupant que des connaisseurs, feraient, à l’égard de leurs ouvrages, ce que le fameux mathématicien Viete faisait à l’égard des siens, dans un temps où l’étude des mathématiques était moins répandue qu’aujourd’hui. Il n’en tirait qu’un petit nombre d’exemplaires, qu’il faisait distribuer à ceux qui pouvaient l’entendre et jouir de son livre ou s’en aider. Quant aux autres, il n’y pensait pas. Mais Viete était riche, et la plupart des poètes sont pauvres. Puis un géomètre a peut-être moins de vanité qu’un poète ; ou, s’il en a autant, il doit la calculer mieux.

— Il y a des hommes chez qui l’esprit (cet instrument applicable à tout) n’est qu’un talent, par lequel ils semblent dominés, qu’ils ne gouvernent pas, et qui n’est point aux ordres de leur raison.

— Je dirais volontiers des métaphysiciens, ce que Scaliger disait des Basques : « On dit qu’ils s’entendent ; mais je n’en crois rien. »

— Le philosophe qui fait tout pour la vanité, a-t-il droit de mépriser le courtisan qui fait tout pour l’intérêt ? Il me semble que l’un emporte les louis d’or, et que l’autre se retire content après en avoir entendu le bruit. D’Alembert, courtisan de Voltaire, par un intérêt de vanité, est-il bien au-dessus de tel ou tel courtisan de Louis xiv, qui voulait une pension ou un gouvernement ?

— Quand un homme aimable ambitionne le petit avantage de plaire à d’autres qu’à ses amis (comme le font tant d’hommes, surtout de gens de lettres, pour qui plaire est comme un métier), il est clair qu’il ne peut y être porté que par un motif d’intérêt ou de vanité. Il faut qu’il choisisse entre le rôle d’une courtisane et celui d’une coquette, ou, si l’on veut, d’un comédien. L’homme qui se rend aimable pour une société, parce qu’il s’y plaît, est le seul qui joue le rôle d’un honnête homme.

— Quelqu’un a dit que de prendre sur les anciens, c’était pirater au-delà de la ligne ; mais que de piller les modernes, c’était filouter au coin des rues.

— Les vers ajoutent de l’esprit à la pensée de l’homme, qui en a quelquefois assez peu ; et c’est ce qu’on appelle talent. Souvent ils ôtent de l’esprit à la pensée de celui qui a beaucoup d’esprit : et c’est la meilleure preuve de l’absence du talent pour les vers.

— La plupart des livres d’à présent ont l’air d’avoir été faits en un jour, avec des livres lus de la veille.

— Le bon goût, le tact et le bon ton, ont plus de rapport que n’affectent de le croire les gens de lettres. Le tact, c’est le bon goût appliqué au maintien et à la conduite ; le bon ton, c’est le bon goût appliqué aux discours et à la conversation.

— C’est une remarque excellente d’Aristote, dans sa rhétorique, que toute métaphore, fondée sur l’analogie, doit être également juste dans le sens renversé. Ainsi, l’on a dit de la vieillesse qu’elle est l’hiver de la vie ; renversez la métaphore et vous la trouverez également juste, en disant que l’hiver est la vieillesse de l’année.

— Pour être un grand homme dans les lettres, ou du moins opérer une révolution sensible, il faut, comme dans l’ordre politique, trouver tout préparé et naître à propos.

— Les grands seigneurs et les beaux-esprits, deux classes qui se recherchent mutuellement, veulent unir deux espèces d’hommes dont les uns font un peu plus de poussière et les autres un peu plus de bruit.

— Les gens de lettres aiment ceux qu’ils amusent, comme les voyageurs aiment ceux qu’ils étonnent.

— Qu’est-ce que c’est qu’un homme de lettres qui n’est pas rehaussé par son caractère, par le mérite de ses amis, et par un peu d’aisance ? Si ce dernier avantage lui manque au point qu’il soit hors d’état de vivre convenablement dans la société où son mérite l’appelle, qu’a-t-il besoin du monde ? Son seul parti n’est-il pas de se choisir une retraite où il puisse cultiver en paix son âme, son caractère et sa raison ? Faut-il qu’il porte le poids de la société, sans recueillir un seul des avantages qu’elle procure aux autres classes de citoyens ? Plus d’un homme de lettres, forcé de prendre ce parti, y a trouvé le bonheur qu’il eût cherché ailleurs vainement. C’est celui-là qui peut dire qu’en lui refusant tout, on lui a tout donné. Dans combien d’occasions ne peut-on pas répéter le mot de Thémistocle : « Hélas ! nous périssions, si nous n’eussions péri ! »

— Ce qui fait le succès de quantité d’ouvrages, est le rapport qui se trouve entre la médiocrité des idées de l’auteur, et la médiocrité des idées du public.

— On dit et on répète, après avoir lu quelque ouvrage qui respire la vertu : C’est dommage que les auteurs ne se peignent pas dans leurs écrits, et qu’on ne puisse pas conclure d’un pareil ouvrage que l’auteur est ce qu’il paraît être. Il est vrai que beaucoup d’exemples autorisent cette pensée ; mais j’ai remarqué qu’on fait souvent cette réflexion, pour se dispenser d’honorer les vertus dont on trouve l’image dans les écrits d’un honnête homme.

— Un auteur, homme de goût, est, parmi ce public blasé, ce qu’une jeune femme est au milieu d’un cercle de vieux libertins.

— Peu de philosophie mène à mépriser l’érudition ; beaucoup de philosophie mène à l’estimer.

— Le travail du poète, et souvent de l’homme de lettres, lui est bien peu fructueux à lui-même ; et, de la part du public, il se trouve placé entre le grand merci et le va te promener. Sa fortune se réduit à jouir de lui-même et du temps,

— Le repos d’un écrivain qui a fait de bons ouvrages, est plus respecté du public que la fécondité active d’un auteur qui multiplie les ouvrages médiocres. C’est ainsi que le silence d’un homme connu pour bien parler, impose beaucoup plus que le bavardage d’un homme qui ne parle pas mal.

— À voir la composition de l’Académie française, on croirait qu’elle a pris pour devise ce vers de Lucrèce :

Certare ingenio, contendere nobilitate.

— L’honneur d’être de l’Académie française est comme la croix de Saint-Louis, qu’on voit également aux soupes de Marly et dans les auberges à vingt-deux sous.

— L’Académie française est comme l’Opéra, qui se soutient par des choses étrangères à lui, les pensions qu’on exige pour lui des Opéras-Comiques de province, la permission d’aller du parterre aux foyers, etc. De même, l’Académie se soutient par tous les avantages qu’elle procure. Elle ressemble à la Cidalise de Gresset :

Ayez-la, c’est d’abord ce que vous lui devez ;
Et vous l’estimerez après, si vous pouvez.

— Il en est un peu des réputations littéraires, et surtout des réputations de théâtre, comme des fortunes qu’on faisait autrefois dans les îles. Il suffisait presque d’y passer, pour parvenir à une grande richesse ; mais ces grandes fortunes même ont nui à celles de la génération suivante : les terres épuisées n’ont plus rendu si abondamment.

— De nos jours, les succès de théâtre et de littérature ne sont guère que des ridicules.

— C’est la philosophie qui découvre les vertus utiles de la morale et de la politique ; c’est l’éloquence qui les rend populaires : c’est la poésie qui les rend pour ainsi dire proverbiales.

— Un sophiste éloquent, mais dénué de logique, est à un orateur philosophe ce qu’un faiseur de tours de passe-passe est à un mathématicien, ce que Pinetti est à Archimède.

— On n’est point un homme d’esprit pour avoir beaucoup d’idées, comme on n’est pas un bon général pour avoir beaucoup de soldats.

— On se fâche souvent contre les gens de lettres qui se retirent du monde ; on veut qu’ils prennent intérêt à la société, dont ils ne tirent presque point d’avantage ; on veut les forcer d’assister éternellement aux tirages d’une loterie où ils n’ont point de billet.

— Ce que j’admire dans les anciens philosophes, c’est le désir de conformer leurs mœurs à leurs écrits : c’est ce que l’on remarque dans Platon, Théophraste et plusieurs autres. La morale-pratique était si bien la partie essentielle de leur philosophie, que plusieurs furent mis à la tête des écoles, sans avoir rien écrit : tels que Xénocrate, Polémon, Xentippe, etc. Socrate, sans avoir donné un seul ouvragée et sans avoir étudié aucune autre science que la morale, n’en fut pas moins le premier philosophe de son siècle.

— Ce qu’on sait le mieux, c’est 1° ce qu’on a deviné ; 2° ce qu’on a appris par l’expérience des hommes et des choses ; 3° ce qu’on a appris, non dans des livres, mais par les livres, c’est-à-dire, par les réflexions qu’ils font faire ; 4° ce qu’on a appris dans les livres ou avec des maîtres.

— Les gens de lettres, surtout les poètes, sont comme les paons, à qui on jette mesquinement quelques graines dans leur loge, et qu’on en tire quelquefois pour les voir étaler leur queue ; tandis que les coqs, les poules, les canards et les dindons se promènent librement dans la basse-cour, et remplissent leur jabot tout à leur aise.

— Les succès produisent les succès, comme l’argent produit l’argent.

— Il a des livres que l’homme qui a le plus d’esprit ne saurait faire sans un carrosse de remise, c’est-à-dire, sans aller consulter les hommes, les choses, les bibliothèques, les manuscrits, etc.

— Il est presque impossible qu’un philosophe, qu’un poète ne soient pas misanthropes, 1° parce que leur goût et leur talent les portent à l’observation de la société, étude qui afflige constamment le cœur ; 2° parce que leur talent n’étant presque jamais récompensé par la société (heureux même s’il n’est pas puni !), ce sujet d’affliction ne fait que redoubler leur penchant à la mélancolie.

— Les mémoires que les gens en place ou les gens de lettres, même ceux qui ont passé pour les plus modestes, laissent pour servir à l’histoire de leur vie, trahissent leur vanité secrète, et rappellent l’histoire de ce saint qui avait laissé cent mille écus pour servir à sa canonisation.

— C’est un grand malheur de perdre, par notre caractère, les droits que nos talens nous donnent sur la société.

— C’est après l’âge des passions que les grands hommes ont produit leurs chef-d’œuvres : comme c’est après les éruptions des volcans que la terre est plus fertile.

— La vanité des gens du monde se sert habilement de la vanité des gens de lettres. Ceux-ci ont fait plus d’une réputation qui a mené à de grandes places. D’abord, de part et d’autre, ce n’est que du vent ; mais les intrigans adroits enflent de ce vent les voiles de leur fortune.

— Les économistes sont des chirurgiens qui ont un excellent scalpel et un bistouri ébréché, opérant à merveille sur le mort et martyrisant le vif.

— Les gens de lettres sont rarement jaloux des réputations quelquefois exagérées qu’ont certains ouvrages de gens de la cour ; ils regardent ces succès comme les honnêtes femmes regardent la fortune des filles.

— Le théâtre renforce les mœurs ou les change. Il faut de nécessité qu’il corrige le ridicule ou qu’il le propage. On l’a vu en France opérer tour à tour ces deux effets.

— Plusieurs gens de lettres croient aimer la gloire et n’aiment que la vanité. Ce sont deux choses bien différentes et même opposées ; car l’une est une petite passion, l’autre en est une grande. Il y a, entre la vanité et la gloire, la différence qu’il y a entre un fat et un amant.

— La postérité ne considère les gens de lettres que par leurs ouvrages, et non par leurs places. Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été, semble être leur devise.

— Spéron-Spéroni explique très-bien comment un auteur qui s’énonce très-clairement pour lui-même, est quelquefois obscur pour son lecteur : « C’est, dit-il, que l’auteur va de la pensée à l’expression, et que le lecteur va de l’expression à la pensée. »

— Les ouvrages qu’un auteur fait avec plaisir, sont souvent les meilleurs ; comme les enfans de l’amour sont les plus beaux.

— En fait de beaux-arts, et même en beaucoup d’autres choses, on ne sait bien que ce que l’on n’a point appris.

— Le peintre donne une âme à une figure, et le poète prête une figure à un sentiment et à une idée.

— Quand La Fontaine est mauvais, c’est qu’il est négligé ; quand Lamothe l’est, c’est qu’il est recherché.

— La perfection d’une comédie de caractère consisterait à disposer l’intrigue, de façon que cette intrigue ne pût servir à aucune autre pièce. Peut-être n’y a-t-il au théâtre que celle du Tartuffe qui pût supporter cette épreuve.

— Il y aurait une manière plaisante de prouver qu’en France les philosophes sont les plus mauvais citoyens du monde. La preuve, la voici : C’est qu’ayant imprimé une grande quantité de vérités importantes dans l’ordre politique et économique, ayant donné plusieurs conseils utiles, consignés dans leurs livres, ces conseils ont été suivis par presque tous les souverains de l’Europe, presque partout, hors en France ; dont il suit que la prospérité des étrangers augmentant leur puissance, tandis que la France reste aux mêmes termes, conserve ses abus, etc., elle finira par être dans l’état d’infériorité, relativement aux autres puissances ; et c’est évidemment la faute des philosophes. On sait, à ce sujet, la réponse du duc de Toscane à un Français, à propos des heureuses innovations faites par lui dans ses états : « Vous me louez trop à cet égard, disait-il ; j’ai pris toutes mes idées dans vos livres français. »

— J’ai vu à Anvers, dans une des principales églises, le tombeau du célèbre imprimeur Plantin, orné de tableaux superbes, ouvrages de Rubens, et consacrés à sa mémoire. Je me suis rappelé, à cette vue, que les Étienne (Henri et Robert) qui, par leur érudition grecque et latine, ont rendu les plus grands services aux lettres, traînèrent en France une vieillesse misérable ; et que Charles Étienne, leur successeur, mourut à l’hôpital, après avoir contribué, presqu’autant qu’eux, aux progrès de la littérature. Je me suis rappelé qu’André Duchêne, qu’on peut regarder comme le père de l’histoire de France, fut chassé de Paris par la misère, et réduit à se réfugier dans une petite ferme qu’il avait en Champagne ; il se tua, en tombant du haut d’une charrette chargée de foin, à une hauteur immense. Adrien de Valois, créateur de l’histoire métallique, n’eut guère une meilleure destinée. Samson, le père de la géographie, allait, à soixante-dix ans, faire des leçons à pied pour vivre. Tout le monde sait la destinée des Duryer, Tristan, Maynard, et de tant d’autres. Corneille manquait de bouillon à sa dernière maladie. La Fontaine n’était guère mieux. Si Racine, Boileau, Molière et Quinault eurent un sort plus heureux, c’est que leurs talens étaient consacrés au roi plus particulièrement. L’abbé de Longuerue, qui rapporte et rapproche plusieurs de ces anecdotes sur le triste sort des hommes de lettres illustres en France, ajoute : « C’est ainsi qu’on en a toujours usé dans ce misérable pays. » Cette liste si célèbre des gens de lettres que le roi voulait pensionner, et qui fut présentée à Colbert, était l’ouvrage de Chapelain, Perrault, Talmand, l’abbé Gallois, qui omirent ceux de leurs confrères qu’ils haïssaient ; tandis qu’ils y placèrent les noms de plusieurs savans étrangers, sachant très-bien que le roi et le ministre seraient plus flattés de se faire louer à quatre cents lieues de Paris.


CHAPITRE VIII.

De l’Esclavage et de la Liberté de la France, avant et depuis la Révolution


On s’est beaucoup moqué de ceux qui parlaient, avec enthousiasme, de l’état sauvage en opposition à l’état social. Cependant, je voudrais savoir ce qu’on peut répondre à ces trois objections : Il est sans exemple que, chez les sauvages, on ait vu 1° un fou, 2° un suicide, 3° un sauvage qui ait voulu embrasser la vie sociale ; tandis qu’un grand nombre d’Européens, tant au Cap que dans les deux Amériques, après avoir vécu chez les sauvages, se trouvant ramenés chez leurs compatriotes, sont retournés dans les bois. Qu’on réplique à cela sans verbiage, sans sophisme.

— Le malheur de l’humanité, considérée dans l’état social, c’est que, quoiqu’en morale et en politique, on puisse donner comme définition que le mal est ce qui nuit, on ne peut pas dire que le bien est ce qui sert ; car ce qui sert un moment, peut nuire long-temps ou toujours.

— Lorsque l’on considère que le produit du travail et des lumières de trente ou quarante siècles a été de livrer trois cents millions d’hommes répandus sur le globe à une trentaine de despotes, la plupart ignorans et imbéciles, dont chacun est gouverné par trois ou quatre scélérats, quelquefois stupides, que penser de l’humanité, et qu’attendre d’elle à l’avenir ?

— Presque toute l’histoire n’est qu’une suite d’horreurs. Si les tyrans la détestent tandis qu’ils vivent, il semble que leurs successeurs souffrent qu’on transmette à la postérité les crimes de leurs devanciers, pour faire diversion à l’horreur qu’ils inspirent eux-mêmes. En effet, il ne reste guère, pour consoler les peuples, que de leur apprendre que leurs ancêtres ont été aussi malheureux, ou plus malheureux.

— Le caractère naturel du Français est composé des qualités du singe et du chien couchant. Drôle et gambadant comme le singe, et dans le fond, très-malfaisant comme lui, il est, comme le chien de chasse, né bas, caressant, léchant son maître qui le frappe, se laissant mettre à la chaîne, puis bondissant de joie quand on le délivre pour aller à la chasse.

— Autrefois, le trésor royal s’appelait l’Épargne. On a rougi de ce nom, qui semblait une contre-vérité, depuis qu’on a prodigué les trésors de l’état : et on l’a tout simplement appelé le trésor royal.

— Le titre le plus respectable de la noblesse française, c’est de descendre immédiatement de quelques-uns de ces trente mille hommes casqués, cuirassés, brassardés, cuissardés, qui, sur de grands chevaux bardés de fer, foulaient aux pieds huit ou neuf millions d’hommes nus, qui sont les ancêtres de la nation actuelle. Voilà un droit bien avéré à l’amour et au respect de leurs descendans ! Et, pour achever de rendre cette noblesse respectable, elle se recrute et se régénère par l’adoption de ces hommes, qui ont accru leur fortune en dépouillant la cabane du pauvre, hors d’état de payer les impositions. Misérables institutions humaines qui, faites pour inspirer le mépris et l’horreur, exigent qu’on les respecte et qu’on les révère !

— La nécessité d’être gentilhomme pour être capitaine de vaisseau, est tout aussi raisonnable que celle d’être secrétaire du roi pour être matelot ou mousse.

— Cette impossibilité d’arriver aux grandes places, à moins que d’être gentilhomme, est une des absurdités les plus funestes dans presque tous les pays. Il me semble voir des ânes défendre les carrousels et les tournois aux chevaux.

— La nature, pour faire un homme vertueux ou un homme de génie, ne va pas consulter Cherin.

— Qu’importe qu’il y ait sur le trône un Tibère ou un Titus, s’il a des Séjan pour ministres ?

— Si un historien, tel que Tacite, eût écrit l’histoire de nos meilleurs rois, en faisant un relevé exact de tous les actes tyranniques, de tous les abus d’autorité, dont la plupart sont ensevelis dans l’obscurité la plus profonde, il y a peu de règnes qui ne nous inspirassent la même horreur que celui de Tibère.

— On peut dire qu’il n’y eut plus de gouvernement civil à Rome après la mort de Tiberius Gracchus ; et Scipion Nasica, en partant du sénat pour employer la violence contre le tribun, apprit aux Romains que la force seule donnerait des lois dans le forum. Ce fut lui qui avait révélé, avant Sylla, ce mystère funeste.

— Ce qui fait l’intérêt secret qui attache si fort à la lecture de Tacite, c’est le contraste continuel et toujours nouveau de l’ancienne liberté républicaine avec les vils esclaves que peint l’auteur ; c’est la comparaison des anciens Scaurus, Scipion, etc., avec les lâchetés de leurs descendans ; en un mot, ce qui contribue à l’effet de Tacite, c’est Tite-Live.

— Les rois et les prêtres, en proscrivant la doctrine du suicide, ont voulu assurer la durée de notre esclavage. Ils veulent nous tenir enfermés dans un cachot sans issue : semblables à ce scélérat, dans le Dante, qui fait murer la porte de la prison où était renfermé le malheureux Ugolin.

— On a fait des livres sur les intérêts des princes ; on parle d’étudier les intérêts des princes : quelqu’un a-t-il jamais parlé d’étudier les intérêts des peuples ?

— Il n’y a d’histoire digne d’attention, que celle des peuples libres : l’histoire des peuples soumis au despotisme n’est qu’un recueil d’anecdotes.

— La vraie Turquie d’Europe, c’était la France. On trouve dans vingt écrivains anglais : Les pays despotiques, tels que la France et la Turquie.

— Les ministres ne sont que des gens d’affaires, et ne sont si importans que parce que la terre du gentilhomme, leur maître, est très-considérable.

— Un ministre, en faisant faire à ses maîtres des fautes et des sottises nuisibles au public, ne fait souvent que s’affermir dans sa place : on dirait qu’il se lie davantage avec eux par les liens de cette espèce de complicité.

— Pourquoi arrive-t-il qu’en France un ministre reste placé, après cent mauvaises opérations ? et pourquoi est-il chassé pour la seule bonne qu’il ait faite ?

— Croirait-on que le despotisme a des partisans, sous le rapport de la nécessité d’encouragement pour les beaux-arts ? On ne saurait croire combien l’éclat du siècle de Louis xiv a multiplié le nombre de ceux qui pensent ainsi. Selon eux, le dernier terme de toute société humaine est d’avoir de belles tragédies, de belles comédies, etc. Ce sont des gens qui pardonnent à tout le mal qu’ont fait les prêtres, en considérant que, sans les prêtres, nous n’aurions pas la comédie du Tartuffe.

— En France, le mérite et la réputation ne donnent pas plus de droit aux places, que le chapeau de rosière ne donne à une villageoise le droit d’être présentée à la cour.

— La France, pays où il est souvent utile de montrer ses vices, et toujours dangereux de montrer ses vertus.

— Paris, singulier pays, où il faut trente sous pour dîner, quatre francs pour prendre l’air, cent louis pour le superflu dans le nécessaire, et quatre cents louis pour n’avoir que le nécessaire dans le superflu.

— Paris, ville d’amusemens, de plaisirs, etc., où les quatre-cinquièmes des habitans meurent de chagrin.

— On pourrait appliquer à la ville de Paris les propres termes de Sainte-Thérèse, pour définir l’enfer : « L’endroit où il pue et où l’on n’aime point. »

— C’est une chose remarquable que la multitude des étiquettes dans une nation aussi vive et aussi gaie que la nôtre. On peut s’étonner aussi de l’esprit pédantesque et de la gravité des corps et des compagnies ; il semble que le législateur ait cherché à mettre un contre-poids qui arrêtât la légèreté du Français.

— C’est une chose avérée qu’au moment où M. de Guibert fut nommé gouverneur des Invalides, il se trouva aux Invalides six cents prétendus soldats qui n’étaient point blessés, et qui, presque tous, n’avaient jamais assisté à aucun siège, à aucune bataille ; mais qui, en récompense, avaient été cochers ou laquais de grands seigneurs ou de gens en place. Quel texte et quelle matière à réflexions !

— En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu, et on persécute ceux qui sonnent le tocsin.

— Presque toutes les femmes, soit de Versailles, soit de Paris, quand ces dernières sont d’un état un peu considérable, ne sont autre chose que des bourgeoises de qualité, des madame Naquart, présentées ou non présentées.

— En France, il n’y a plus de public ni de nation, par la raison que de la charpie n’est pas du linge.

— Le public est gouverné comme il raisonne. Son droit est de dire des sottises, comme celui des ministres est d’en faire.

— Quand il se fait quelque sottise publique, je songe à un petit nombre d’étrangers qui peuvent se trouver à Paris ; et je suis prêt à m’affliger, car j’aime toujours ma patrie.

— Les Anglais sont le seul peuple qui ait trouvé le moyen de limiter la puissance d’un homme dont la figure est sur un petit écu.

— Comment se fait-il que, sous le despotisme le plus affreux on puisse se résoudre à se reproduire ? C’est que la nature a ses lois plus douces mais plus impérieuses que celles des tyrans ; c’est que l’enfant sourit à sa mère sous Domitien comme sous Titus.

— Un philosophe disait : « Je ne sais pas comment un Français qui a été une fois dans l’antichambre du roi, ou dans l’œil-de-bœuf, peut dire de qui que ce puisse être : « C’est un grand seigneur. »

— Les flatteurs des princes ont dit que la chasse était une image de la guerre ; et en effet, les paysans dont elle vient de ravager les champs, doivent trouver qu’elle la représente assez bien.

— Il est malheureux pour les hommes, heureux peut-être pour les tyrans, que les pauvres, les malheureux, n’aient pas l’instinct ou la fierté de l’éléphant, qui ne se reproduit point dans la servitude.

— Dans la lutte éternelle que la société amène entre le pauvre et le riche, le noble et le plébéien, l’homme accrédité et l’homme inconnu, il y a deux observations à faire. La première est que leurs actions, leurs discours sont évalués à des mesures différentes, à des poids différens, l’une d’une livre, l’autre de dix ou de cent, disproportion convenue, et dont on part comme d’une chose arrêtée : et cela même est horrible. Cette acception de personnes, autorisée par la loi et par l’usage, est un des vices énormes de la société, qui suffirait seul pour expliquer tous ses vices. L’autre observation est qu’en partant même de cette inégalité, il se fait ensuite une autre malversation ; c’est qu’on diminue la livre du pauvre, du plébéien, qu’on la réduit à un quart ; tandis qu’on porte à cent livres les dix livres du riche ou du noble, à mille ses cent livres, etc. C’est l’effet naturel et nécessaire de leur position respective : le pauvre et le plébéien ayant pour envieux tous leurs égaux ; et le riche, le noble, ayant pour appuis et pour complices le petit nombre des siens qui le secondent pour partager ses avantages et en obtenir de pareils.

— Qu’est-ce que c’est qu’un cardinal ? C’est un prêtre habillé de rouge, qui a cent mille écus du roi, pour se moquer de lui au nom du pape.

— C’est une vérité incontestable qu’il y a en France sept millions d’hommes qui demandent l’aumône, et douze millions hors d’état de la leur faire.

— La noblesse, disent les nobles, est un intermédiaire entre le roi et le peuple… Oui, comme le chien de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et les lièvres.

— La plupart des institutions sociales paraissent avoir pour objet de maintenir l’homme dans une médiocrité d’idées et de sentimens, qui le rendent plus propre à gouverner ou à être gouverné.

— Un citoyen de Virginie, possesseur de cinquante acres de terres fertiles, paie quarante-deux sous de notre monnaie pour jouir en paix, sous des lois justes et douces, de la protection du gouvernement, de la sûreté de sa personne et de sa propriété, de la liberté civile et religieuse, du droit de voter aux élections, d’être membre du congrès, et par conséquent législateur, etc. Tel paysan français, de l’Auvergne ou du Limousin, est écrasé de tailles, de vingtièmes, de corvées de toute espèce, pour être insulté par le caprice d’un subdélégué, emprisonné arbitrairement, etc., et transmettre à une famille dépouillée cet héritage d’infortune et d’avilissement.

— L’Amérique septentrionale est l’endroit de l’univers où les droits de l’homme sont le mieux connus. Les Américains sont les dignes descendans de ces fameux républicains qui se sont expatriés pour fuir la tyrannie. C’est là que se sont formés des hommes dignes de combattre et de vaincre les Anglais mêmes, à l’époque où ceux-ci avaient recouvré leur liberté, et étaient parvenus à se former le plus beau gouvernement qui fut jamais. La révolution de l’Amérique sera utile à l’Angleterre même, en la forçant à faire un examen nouveau de sa constitution, et à en bannir les abus. Qu’arrivera-t-il ? Les Anglais, chassés du continent de l’Amérique septentrionale, se jetteront sur les îles et sur les possessions françaises et espagnoles, leur donneront leur gouvernement, qui est fondé sur l’amour naturel que les hommes ont pour la liberté, et qui augmente cet amour même. Il se formera, dans ces îles espagnoles et françaises, et surtout dans le continent de l’Amérique espagnole, alors devenue anglaise, il se formera de nouvelles constitutions dont la liberté sera le principe et la base. Ainsi les Anglais auront la gloire unique d’avoir formé presque les seuls des peuples libres de l’univers, les seuls, à proprement parler, dignes du nom d’hommes, puisqu’ils seront les seuls qui aient su connaître et conserver les droits des hommes. Mais combien d’années ne faut-il pas pour opérer cette révolution ? Il faut avoir purgé de Français et d’Espagnols ces terres immenses où il ne pourrait se former que des esclaves, y avoir transplanté des Anglais pour y porter les premiers germes de la liberté. Ces germes se développeront, et, produisant des fruits nouveaux, opéreront la révolution qui chassera les Anglais eux-mêmes des deux Amériques et de toutes les îles.

— L’Anglais respecte la loi, et repousse ou méprise l’autorité. Le Français, au contraire, respecte l’autorité et méprise la loi. Il faut lui enseigner à faire le contraire ; et peut-être la chose est-elle impossible, vu l’ignorance dans laquelle on tient la nation, ignorance qu’il ne faut pas contester, en jugeant d’après les lumières répandues dans les capitales.

— Moi, tout ; le reste, rien : voilà, le despotisme, l’aristocratie et leurs partisans. Moi, c’est un autre ; un autre, c’est moi ; voilà le régime populaire et ses partisans. Après cela, décidez.

— Tout ce qui sort de la classe du peuple, s’arme contre lui pour l’opprimer, depuis le milicien, le négociant devenu secrétaire du roi, le prédicateur sorti d’un village pour prêcher la soumission au pouvoir arbitraire, l’historiographe fils d’un bourgeois, etc. Ce sont les soldats de Cadmus : les premiers armés se tournent contre leurs frères, et se précipitent sur eux.

— On gouverne les hommes avec la tête : on ne joue pas aux échecs avec un bon cœur.

— Semblable aux animaux qui ne peuvent respirer l’air à une certaine hauteur sans périr, l’esclave meurt dans l’atmosphère de la liberté.

— Il faut recommencer la société humaine, comme Bacon disait qu’il faut recommencer l’entendement humain.

— Diminuez les maux du peuple, vous diminuez sa férocité ; comme vous guérissez ses maladies avec du bouillon.

— J’observe que les hommes les plus extraordinaires et qui ont fait des révolutions, lesquelles semblent être le produit de leur seul génie, ont été secondés par les circonstances les plus favorables, et par l’esprit de leur temps. On sait toutes les tentatives faites avant le grand voyage de Vasco de Gama aux Indes occidentales. On n’ignore pas que plusieurs navigateurs étaient persuadés qu’il y avait de grandes îles, et sans doute un continent à l’ouest, avant que Colomb l’eût découvert ; et il avait lui-même entre les mains les papiers d’un célèbre pilote avec qui il avait été en liaison. Philippe avait tout préparé pour la guerre de Perse, avant sa mort. Plusieurs sectes d’hérétiques, déchaînées contre les abus de la communion romaine, précédèrent Luther et Calvin, et même Vicleff.

— On croit communément que Pierre-le-Grand se réveilla un jour avec l’idée de tout créer en Russie ; M. de Voltaire avoue lui-même que son père Alexis forma le dessein d’y transporter les arts. Il y a, dans tout, une maturité qu’il faut attendre. Heureux l’homme qui arrive dans le moment de cette maturité !

— Les pauvres sont les nègres de l’Europe.

— L’Assemblée nationale de 1789 a donné au peuple français une constitution plus forte que lui. Il faut qu’elle se hâte d’élever la nation à cette hauteur, par une bonne éducation publique. Les législateurs doivent faire comme ces médecins habiles qui, traitant un malade épuisé, font passer les restaurans à l’aide des stomachiques.

— En voyant le grand nombre des députés à l’Assemblée nationale de 1789, et tous les préjugés dont la plupart étaient remplis, on eût dit qu’ils ne les avaient détruits que pour les prendre, comme ces gens qui abattent un édifice pour s’approprier les décombres.

— Une des raisons pour lesquelles les corps et les assemblées ne peuvent guère faire autre chose que des sottises, c’est que, dans une délibération publique, la meilleure chose qu’il y ait à dire pour ou contre l’affaire ou la personne dont il s’agit, ne peut presque jamais se dire tout haut, sans de grands dangers ou d’extrêmes inconvéniens.

— Dans l’instant où Dieu créa le monde, le mouvement du chaos dut faire trouver le chaos plus désordonné que lorsqu’il reposait dans un désordre paisible. C’est ainsi que, chez nous, l’embarras d’une société qui se réorganise, doit paraître l’excès du désordre.

— Les courtisans et ceux qui vivaient des abus monstrueux qui écrasaient la France, sont sans cesse à dire qu’on pouvait réformer les abus, sans détruire comme on a détruit. Ils auraient bien voulu qu’on nettoyât l’étable d’Augias avec un plumeau.

— Dans l’ancien régime, un philosophe écrivait des vérités hardies. Un de ces hommes que la naissance ou des circonstances favorables appelaient aux places, lisait ces vérités, les affaiblissait, les modifiait, en prenait un vingtième, passait pour un homme inquiétant, mais pour homme d’esprit. Il tempérait son zèle et parvenait à tout ; le philosophe était mis à la Bastille. Dans le régime nouveau, c’est le philosophe qui parvient à tout : ses idées lui servent, non plus à se faire enfermer, non plus à déboucher l’esprit d’un sot, à le placer, mais à parvenir lui-même aux places. Jugez comme la foule de ceux qu’il écarte peuvent s’accoutumer à ce nouvel ordre de choses !

— N’est-il pas trop plaisant de voir le marquis de Bièvre (petit-fils du chirurgien Maréchal), se croire obligé de fuir en Angleterre, ainsi que M. de Luxembourg et les grands aristocrates, fugitifs après la catastrophe du 14 juillet 1789 ?

— Les théologiens, toujours fidèles au projet d’aveugler les hommes ; les suppôts des gouvernemens, toujours fidèles à celui de les opprimer, supposent gratuitement que la grande majorité des hommes est condamnée à la stupidité qu’entraînent les travaux purement mécaniques ou manuels ; ils supposent que les artisans ne peuvent s’élever aux connaissances nécessaires pour faire valoir les droits d’hommes et de citoyens. Ne dirait-on pas que ces connaissances sont bien compliquées ? Supposons qu’on eût employé, pour éclairer les dernières classes, le quart du temps et des soins qu’on a mis à les abrutir ; supposons qu’au lieu de mettre dans leurs mains un catéchisme de métaphysique absurde et inintelligible, on en eût fait un qui eût contenu les premiers principes des droits des hommes et de leurs devoirs fondés sur leurs droits, on serait étonné du terme où ils seraient parvenus en suivant cette route, tracée dans un bon ouvrage élémentaire. Supposez qu’au lieu de leur prêcher cette doctrine de patience, de souffrance, d’abnégation de soi-même et d’avilissement, si commode aux usurpateurs, on leur eût prêché celle de connaître leurs droits et le devoir de les défendre, on eût vu que la nature, qui a formé les hommes pour la société, leur a donné tout le bon sens nécessaire pour former une société raisonnable.