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Poètes et romanciers modernes de la France/Alfred de Musset

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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES
DE
LA FRANCE.

VI.


M. ALFRED DE MUSSET.

Au moment où l’Angleterre et l’Allemagne semblent avoir épuisé le magnifique essor poétique qui les emportait depuis plus de quarante ans, et dans ce double silence qui se fait autour de nous du côté des tombes de Byron et de Goëthe, il est bon de voir le mouvement de la France grandir et s’étendre par des productions multipliées de poètes, et, au lieu de symptômes de lassitude, d’y découvrir une émulation croissante et d’actives promesses. Il y a bien quelque quarante ans aussi que la rénovation poétique, qui est en pleine vogue à cette heure, a débuté chez nous dans les vers d’André Chénier, et a fait route latéralement dans la prose des Études, des Harmonies de la nature, dans celle de Corinne, René, Oberman et des romans de Nodier, tous ces fils des Rêveries, toute cette postérité de Jean-Jacques. Mais ce n’est que depuis moins de quinze ans, c’est-à-dire depuis la mise au jour d’André Chénier et l’apparition des premières Méditations poétiques, ces deux portes d’ivoire de l’enceinte nouvelle, que notre poésie, à proprement parler, a trouvé sa langue, sa couleur et sa mélodie, telles que les réclamait l’âge présent, et qu’elle a pu exprimer ses sentimens les plus divers sur son véritable organe. Jusque-là, cette poésie, en ce qu’elle avait de particulier, et j’oserai dire d’essentiel, semblait décidément subalterne, inférieure à la prose, incapable dans ses vieilles entraves d’atteindre à tout un ordre d’idées modernes et d’inspirations, qui s’élargissait de jour en jour. Jean-Jacques, M. de Châteaubriand, Benjamin Constant, et madame de Staël, essayant de s’exprimer en vers, m’ont toujours fait l’effet de Minerve, qui, voulant jouer de la flûte au bord d’une fontaine, s’y regarde et se voit si laide, qu’elle jette de dépit la flûte au fond des eaux. J’en demande pardon à ces admirables prosateurs qui, révérant l’art des vers dans Corneille, Racine et La Fontaine, comme une rareté ensevelie, désespéraient de le faire renaître. Ils avaient cent autres dons excellens ; un seul, mais qui n’était pas le moindre, leur a manqué. M. de Musset a cavalièrement raison contre eux tous dans la stance suivante :


J’aime surtout les vers, cette langue immortelle.
C’est peut-être un blasphème et je le dis tout bas ;
Mais je l’aime à la rage. Elle a cela pour elle,
Que les sots d’aucun temps n’en ont pu faire cas,
Qu’elle nous vient de Dieu, — qu’elle est limpide et belle,
Que le monde l’entend et ne la parle pas.


Or, depuis 1819, ce qu’on pourrait appeler l’école poétique française n’a pas cessé de marcher et de produire : son développement non interrompu se partage assez bien en trois momens distincts ; on y compte déjà trois générations, et comme trois rangées de poètes. De 1819 à 1824, sous la double influence directe d’André Chénier et des Méditations, sous le retentissement des chefs-d’œuvre de Byron et de Scott, au bruit des cris de la Grèce, au fort des illusions religieuses et monarchiques de la restauration, il se forma, un ensemble de préludes où dominaient une mélancolie vague, idéale, l’accent chevaleresque, et une grâce de détails curieuse et souvent exquise. MM. Soumet et Guiraud appartiennent purement à cette phase de notre poésie, et en représentent, dans une espèce de mesure moyenne, les mérites passagers et les inconvéniens. Deux autres talens plus fermes, qui s’y rapportent également, quoique issus du libéralisme, MM. Lebrun et Delatouche, l’un dans ses poèmes, l’autre dans ses trop rares élégies, réfléchissent aussi, avec une fidélité précieuse, l’émotion et la teinte poétique de ce moment d’initiation, auquel M. Delavigne demeura, lui, complètement insensible. Béranger restait aussi tout-à-fait en dehors ; mais il le pouvait, grâce à la maturité originale de son génie, au caractère largement politique de sa mission, à la spécialité unique de son genre. Les secondes Méditations, La Mort de Socrate, les premières odes de M. Hugo, divers poèmes de M. de Vigny, datent et illustrent la période dont il s’agit : mais, à part M. de Lamartine qui l’avait ouverte, ces autres poètes, plus jeunes, n’étaient pas arrivés à leur expansion définitive : ce ne fut guère que de 1824 à 1829, dans la seconde phase du mouvement que nous décrivons, qu’ils montèrent à leur rang, groupant autour d’eux et suscitant une génération fervente. Les principaux traits de cet autre moment si bien rempli furent la suprématie, le culte de l’Art considéré en lui-même et d’une façon plus détachée, un grand déploiement d’imagination, la science des peintures, l’histoire entamée dramatiquement, évoquée avec souffle, comme dans le Cinq-Mars et le Cromwell, la reproduction expressive du moyen âge mieux envisagé, de Dante et de Shakspeare compris à fond ; on perfectionna, on exerça le style ; on trempa le rhythme ; la strophe eut des ailes ; on se rapprochait en même temps de la vérité franche et réelle dans les tableaux familiers de la vie. Vers la fin, comme cela a été récemment indiqué à propos de M. Antony Deschamps, on essayait d’infuser dans cette poésie pittoresque, une philosophie platonicienne, dantesque, un peu alexandrine. Les tentatives passionnées du théâtre faisaient seules diversion à ces études intimes et délicieuses du moderne Musée.

Ces tentatives toutefois, en redoublant, commençaient à donner une direction assez divergente à plusieurs talens jusqu’alors unis, et l’école poétique était en plein train de se transformer par la force des choses, quand la révolution de juillet, en éclatant brusquement, abrégea l’intervalle de transition, et lança par contre-coup tout ce qui avait haleine, dans une troisième marche dont nous pouvons déjà noter quelques pas. Jusqu’ici, depuis deux ans passés, il ne paraît plus qu’il existe aucun centre poétique auquel se rattachent particulièrement les essais nouveaux d’une certaine valeur. La dispersion est entière ; chacun s’introduit et chemine pour son propre compte, fort chatouilleux avant tout sur l’indépendance. Les poètes renommés, cependant, ont continué de produire. M. de Lamartine, en moisson dans l’Orient, a chanté de beaux chants de départ ; Béranger va nous donner ses adieux. Les Feuilles d’automne ont révélé des richesses d’âme imprévues, là où il semblait que l’imagination eût tout tari de ses splendeurs. La prose de Stello si savante, si déliée, a fait acte de poésie, autant par les trois épisodes qu’elle décore, que par cette analyse pénétrante de souffrances délicates et presque inexprimables qu’il n’est donné qu’à une sensibilité d’artiste de subir à ce point et de consacrer. Mais indépendamment de ces talens établis qui poursuivent leur œuvre, en la modifiant, la plupart, et avec raison, selon une pensée sociale, voilà qu’il s’élève et se dresse une troisième génération de poètes, dont on peut déjà saisir la physionomie distincte, et payer l’effort généreux. C’est au premier abord quelque chose de plus varié, de plus épars qu’auparavant, de plus dégagé des questions d’école, de plus préoccupé de soi et de l’état de la société tout ensemble. L’art, ou plutôt les vétilles de l’art, la bordure traînante du manteau, qui, chez quelques disciples de la précédente manière, était relevée et troussée en chemin avec un soin superstitieux, fait souvent place ici à un désordre, à une profusion négligente, qui n’est ni sans charme ni sans affectation. L’auteur de Marie pourtant a gardé chaste et noué le long vêtement de la Muse ; espèce de Bion chrétien, de Synésius artiste, en nos jours troublés ; jeune poète alexandrin qui a maintenant rêvé sous les fresques de Raphaël, et qui mêle sur son front aux plus douces fleurs des landes natales une feuille cueillie au tombeau de Virgile. La philosophie discrète et sereine, qui transpire dans sa poésie, continue peut-être trop celle du moment antérieur ; elle est douée toutefois d’un sentiment exquis du présent. Qu’il ose donc, sous de beaux symboles, à l’exemple du chantre de Pollion, toucher quelques points de la transformation profonde qui s’opère ! Son ami, l’auteur des Iambes et aujourd’hui du Pianto, a osé beaucoup : proférant des paroles ardentes, et d’une main qui n’a pas craint quelque souillure, il a fouillé du premier coup dans les plaies immondes, il les a fait saigner et crier. Son Iambe, non pas personnel et vengeur comme celui d’Archiloque ou de Chénier, ressemblait plutôt à l’hyperbole des stoïciens Perse et Juvénal. Il y avait en M. Barbier, artiste sinon stoïcien, sectateur de Dante et de Michel-Ange, sinon de Chrysippe et de Crantor, un idéal de beauté et d’élévation qu’il confrontait violemment avec la cohue de vices qu’un brusque orage avait soulevés. Cet idéal, qu’attestait déjà la Tentation, ressort désormais, et se compose en plein sous une harmonieuse tristesse dans le Pianto, dont l’éclat est trop voisin de nos pages pour que nous puissions l’y juger. On saisira toute la portée de l’idée dont l’Italie n’est, à vrai dire, que la plus auguste figure. La religion sans âme, la beauté vénale et souillée, ce n’est pas seulement Rome ou Venise ; le peuple méprisé et fort, c’est partout la terre de labour ; Juliette assoupie et non pas morte, Juliette au tombeau, appelant le fiancé, c’est la Vierge palingénésique de Ballanche, la noble Vierge qui, des ombres du caveau, s’en va nous apparaître sur la plate-forme de la tour ; c’est l’avenir du siècle et du monde.

On ne devra pas demander de pensée de ce genre à un Spectacle dans un fauteuil, que M. de Musset vient de publier, bien que ce livre classe définitivement son auteur parmi les plus vigoureux artistes de ce temps. Mais l’esprit de l’époque, en ce qu’elle a de brisé et de blasé, de chaud et de puissant en pure perte, d’inégal, de contradictoire et de désespérant, s’y produit avec un jet et un jeu de verve, admirables en toute rencontre, et qui effraient de la part d’un si jeune poète. M. Alfred de Musset n’a guère plus de vingt-trois ans, si encore il les a : il a commencé à versifier dès dix-huit. Lié d’abord avec les poètes de la seconde période, avec ce groupe qu’on a désigné un peu mystiquement sous le nom de Cénacle, il lançait au sein de ce cercle favorable ses premières études de poésie, quelques pastiches d’André Chénier, des chansons espagnoles d’une heureuse turbulence de page, mais visiblement chauffées au large soleil couchant des Orientales. La forme dramatique et les petites compositions à la Mérimée le tentèrent vite. Un Mathurin Régnier, qui lui tomba sous la main, lui ouvrit une copieuse veine de style franc et nourrissant qu’il versa sans tarder sur la scène du corps-de-garde et du cabaret borgne dans don Paez. Puis Shakspeare et Byron le saisirent, et ce dernier ne le lâcha pas. Entre ces deux divins maîtres, Crébillon fils se glissa en marquis par ses jolies fantaisies libertines, Ah ! si ! et La nuit et le moment ; Clarisse Harlowe elle-même, plus révérencieuse, eut son tour. Que dirai-je ? de réaction en réaction, ce jeune homme en vint, chose monstrueuse en 1829, à admirer et à préconiser les vers de Voltaire. En un mot, M. de Musset, dans toute la crudité de l’adolescence (proterva œtas) , se comporta comme un bachelier impétueux qui brise, chaque matin, ses adorations de la veille, et talonne un peu injurieusement peut-être, en le quittant, le degré où il s’accoudait tout-à-l’heure. Il faut ajouter que, pour sa peine, il fut quelque temps à débarrasser le seuil de son talent de ce pêle-mêle de statues, et des débris qu’il en avait faits.

Les Contes d’Espagne et d’Italie, publiés en janvier 1830, annonçaient hautement un poète. Les bonnes gens n’y virent que la Ballade à la Lune, et n’entendirent pas raillerie sur ce point d’invention nouvelle : ce fut un haro de gros rires. Tous ceux qui avaient un cœur capable de passion relurent Portia et palpitèrent. Ce tableau d’alcôve au retour du bal, la blancheur de l’aube qui fait pâlir le croissant et l’ombre, tandis qu’une femme lasse, couchée et à demi sommeillante, livre aux yeux un bras nu qui pend ; le parfum qu’elle exhale, comme une fleur sous la brise des nuits, ce chant incertain accompagné de guitare au pied du balcon, toute cette scène mystérieuse qui aboutit au soupçon dans le cœur de l’époux, forme une ouverture d’un calme inquiétant, assez approchante, pour l’effet, du début de Parisina. Après cette suavité première, succède aussitôt la grandeur : l’entrée du jeune inconnu dans l’église, sans respect et aussi sans mépris, son attente agitée, ses pas distraits sous les voûtes sonores, contrastent avec le génie des solitudes de Dieu. Sa fuite empressée, le soir, quand son coursier l’emporte au rendez-vous, provoque la bénédiction imprévue et presque tendre, que le poète envoie à l’amant. Puis, tout à côté, jaillit l’apostrophe outrageante et impie aux vieillards, dérision dure qui les traîne devant nous par les cheveux, afin qu’ils nous récitent, un pied dans la tombe, leurs joies de vingt ans, comme s’il n’y avait de sacré au monde que la jeunesse, la beauté et l’amour. Ainsi d’élans en élans, d’émotion en impiété, tout nous mène à la volupté enivrante de la nuit, au meurtre de l’époux, à la volupté encore, sur cette mer de Venise, où reparaissent voguant, pleins d’oubli, le meurtrier aimé et la belle adultère :


Peut-être que le seuil du vieux palais Luigi
Du pur sang de son maître était encor rougi ;
Que tous les serviteurs sur les draps funéraires
N’avaient pas achevé leurs dernières prières ;
Peut-être qu’alentour des sinistres apprêts,
Les prieurs, s’agitant comme de noirs cyprès,
Et mêlant leurs soupirs aux cantiques des vierges,
N’avaient pas sur la tombe encore éteint les cierges ;
Peut-être de la veille, avait-on retrouvé
Le cadavre perdu, le front sous un pavé ;
Son chien pleurait sans doute et le cherchait encore.
Mais quand Dalti parla, Portia prit sa mandore,
Mêlant sa douce voix que la brise écartait,
Au murmure moqueur du flot qui l’emportait…


Les deux autres drames de ce volume, Don Paez et la Camargo, renfermaient des beautés du même ordre, mais moins soutenues, moins enchaînées, et dans un style trop bigarré d’enjambemens, de trivialités et d’archaïsmes. En somme, il y avait dans ce jeune talent une connaissance prématurée de la passion humaine, une joute furieuse avec elle, comme d’un nerveux écuyer cramponné, à force de jarret et d’ongles, au dos d’une cavale fumante. Le Durus Amor, l’Amour, fléau du monde, exécrable folie, n’avait jamais été étreint plus au vif, et, pour ainsi dire, plus au sang. Le poète de dix-neuf ans remuait l’âme dans ses abîmes, il en arrachait la vase impure à une étrange profondeur ; il culbutait du pied le couvercle de la tombe ; à lui les femmes en cette vie, et le néant après ! La vieillesse était apostrophée, foulée en maint endroit, secouée par le menton, comme décrépite. Sous le masque de son Mardoche, irrécusable bâtard de Cunégonde et de Don Juan dans leur vieillesse, il ricanait quelque part, à voix intelligible, de ce bon peuple Hellène,


Dont les flots ont rougi la mer Hellespontienne
Et taché de leur sang tes marbres, ô Paros !!


Quel était donc ce cœur de poète qui avait tant de pitié de la blancheur des marbres ? comment fallait-il l’entendre ? était-il sérieux et sincère ? car, pour poète, il l’était manifestement, même au fort de sa débauche. Dans ses plus mauvais chemins, la vérité rayonnante, l’image inespérée, l’éclat facile et prompt, jaillissait de la poussière de ses pas. Ce que ne donnent, ni l’effort, ni l’étude, ni la logique d’un goût attentif et perfectible, il l’atteignait au passage ; il avait dans le style cette vertu d’ascension merveilleuse qui transporte en un clin-d’œil là où nul n’arrive en gravissant. Ce n’étaient pas des couleurs combinées, surajoutées par un procédé successif, mais bien le réel se dorant çà et là comme un atome à un rayon du matin, et s’envolant tout d’un coup au regard dans une transfiguration divinisée. J’en veux indiquer deux ou trois exemples frappans pour ceux qui savent comprendre :


Ulric, nul œil, des mers n’a mesuré l’abîme,
Ni les hérons plongeurs ni les vieux matelots ;
Le soleil vient briser ses rayons sur leur cime,
Comme un guerrier vaincu brise ses javelots !


Dans les vers déjà cités plus haut :


...... Alentour des sinistres apprêts,
Les prieurs s’agitant comme de noirs cyprès…


Ailleurs, dans Mardoche :


Heureux un amoureux ! – Il ne s’enquête pas
Si c’est pluie ou gravier dont s’attarde son pas.

On en rit ; c’est hasard s’il n’a heurté personne ;
Mais sa folie au front lui met une couronne,
À l’épaule une pourpre, et devant son chemin
La flûte et les flambeaux, comme au jeune Romain !


Dans Don Paez enfin, en parlant de Juana :


Comme elle est belle au soir ! aux rayons de la lune,
Peignant sur son col blanc sa chevelure brune !
Sous la tresse d’ébène on dirait, à la voir,
Une jeune guerrière avec un casque noir !


Ce sont là, à mon sens, des vers d’une telle qualité poétique, que bien des gens de mérite qui sont arrivés à l’Académie par les leurs (M. Delavigne lui-même, si l’on veut), n’en ont peut-être jamais fait un seul dans ce ton. Ces sortes d’images se trouvent et ne s’élaborent pas. Je donne la moindre en cent à tous faiseurs, copistes, éplucheurs, gens de goût, etc., etc.

Les Contes d’Espagne et d’Italie, en mettant hors de ligne la puissance poétique de M. de Musset, posaient donc en même temps une sorte d’énigme sur la nature, les limites et la destinée de ce talent. Quelques fragmens imprimés depuis dans la Revue de Paris, et un petit drame en prose, représenté sans succès et lu avec plaisir, n’avaient pas contribué à éclaircir l’énigme : aujourd’hui un Spectacle dans un fauteuil l’a-t-il résolue ?

Ce volume nouveau[1] contient une dédicace à M. Alfred T…, très décousue mais étincelante, un grand drame sérieux en cinq actes, intitulé la Coupe et les Lèvres, une charmante petite comédie en deux actes, À quoi rêvent les jeunes filles ? et enfin un soi-disant conte oriental, Namouna, dont le sujet n’est qu’un prétexte de divagation sinueuse, et dans lequel se trouvent, après vingt folles échappées, les deux cents plus beaux vers qu’ait jamais écrits M. de Musset, toute sa poésie en résumé et tout son amour. — Le personnage principal de la Coupe et les Lèvres, Charles Frank n’est pas d’une autre famille que Manfred, Conrad, le Giaour, quoiqu’il nous offre une individualité bien retrempée, et que sa médaille soit sortie d’un seul jet. Lui aussi, le plus intrépide et le plus adroit des chasseurs tyroliens, l’orgueil l’égare ; l’envie de toute supériorité l’ulcère ; il repousse ses joyeux compagnons et la vie simple ; il incendie en un jour de frénésie sa chaumière natale, rencontre un palatin avec sa maîtresse en croupe, dans une gorge étroite, se prend de querelle, tue l’un et emmène l’autre, délaissant sa douce fiancée d’enfance, la pure Déidamia. En proie au jeu, à la débauche, à l’épuisement, aux bras de l’impure Belcolore, il s’en arrache pour les aventures de la guerre. Victorieux capitaine de hussards, il fait le mort un jour, et simule son enterrement pour assister lui-même à sa renommée. Las de toutes choses, l’image de sa fraîche Déidamia le poursuit cependant ; un bouquet d’églantine qu’elle lui a jeté au départ, ne l’a jamais quitté ; il la revoit, il veut redevenir bon, simple, frapper sur l’épaule à tous voisins, et reprendre la vie de gai chasseur. Un baiser, le premier qu’il ait donné à sa Mamette, comme il appelle Déidamia, va lui être rendu. Mais Belcolore, l’impure acharnée, cette sirène au beau corps, à l’épaule charnue,


À la gorge superbe et toujours demi nue,
Sous ses cheveux plaqués le front stupide et fier,
Avec ces deux grands yeux qui sont d’un noir d’enfer,


Belcolore, le brutal génie des sens, la volupté meurtrière, a suivi Frank ; elle s’est glissée sur le seuil nuptial, et entre le chaste baiser donné, et pas encore rendu, elle trouve place pour un poignard au cœur innocent de Déidamia :


Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche
Planter le premier clou sous sa mamelle gauche.
Le cœur d’un homme vierge est un vase profond :
Lorsque la première eau qu’on y verse est impure,
La mer y passerait sans laver la souillure,
Car l’abîme est immense, et la tache est au fond !


Est-ce là la moralité, la fatalité de ce drame ? Je le crois ; il le faut ; elle ressort presque forcément, quoique le poète ne l’ait pas ramenée vers la fin, et qu’il semble abandonner le dénouement à un caprice cruel du hasard. Il est fâcheux toutefois que la conception morale ne soit pas embrassée en entier ni poussée à bout ; que le chœur qui débute si magnifiquement se taise bientôt et nous laisse retomber dans l’incertitude inextricable des apparences. Pourtant, dès l’origine, quand Frank s’était égaré jusqu’à s’écrier :


Tout nous vient de l’orgueil, même la patience :
L’orgueil, c’est la pudeur des femmes, la constance
Du soldat dans le rang, du martyr sur la croix.
L’orgueil, c’est la vertu, l’honneur et le génie ;
C’est ce qui reste encor d’un peu beau dans la vie,
La probité du pauvre et la grandeur des rois ;


quand Frank avait dit cela, le chœur avait su divinement répondre :


Frank, une ambition terrible te dévore.
Ta pauvreté superbe elle-même s’abhorre ;
Tu te hais, vagabond, dans ton orgueil de roi,
Et tu hais ton voisin d’être semblable à toi. —
Parle, aimes-tu ton père ? aimes-tu ta patrie ?
Au souffle du matin sens-tu ton cœur frémir,
Et t’agenouilles-tu, lorsque tu vas dormir ?
De quel sang es-tu fait, pour marcher dans la vie
Comme un homme de bronze, et pour que l’amitié,
L’amour, la confiance et la douce pitié,
Viennent toujours glisser sur ton être insensible,
Comme des gouttes d’eau sur un marbre poli ?
Ah ! celui-là vit mal qui ne vit que pour lui.
L’âme, rayon du ciel, prisonnière invisible,
Souffre dans son cachot de sanglantes douleurs.
Du fond de son exil elle cherche ses sœurs ;
Et les pleurs et les chants sont les voix éternelles
De ces filles de Dieu qui s’appellent entre elles.


Pourquoi donc cette sublime et triomphante réponse ne revient-elle nulle part au-delà ? Pourquoi ces deux voix mystérieuses qui ont parlé à Frank endormi, n’ont-elles plus à retentir à son oreille ? Pourquoi, quand la lumière a percé, redonner champ libre au chaos, et livrer le lecteur sans réplique à ce monologue incohérent qui couronne la mystification du cercueil, à ce conflit de beautés aveuglantes et de pensées qui se heurtent,


Telles par l’ouragan les neiges flagellées ?


Poète si jeune d’ans et qui pourriez être si mûr, pourquoi ne pas accomplir un dessein ?

M. de Musset ne parait pas s’être inquiété jusqu’ici d’établir en son talent une force concentrique et régnante : il embrasse beaucoup, il s’élance très haut et très avant en tous sens ; mais il brise, il bouleverse à plaisir ; il se plaît à aller, puis soudain à rebrousser ; il accouple exprès les contraires. Bien des talens d’une moindre étendue sont plus sphériques, en quelque sorte, et suivant moi, plus parfaits que le sien. Il suffirait qu’on le louât de préférer et de pratiquer une chose, pour qu’il s’applaudît à l’instant d’aimer également toutes les autres. Sa préface exprime très vivement ce goût, oserai-je dire ? cette manie de diversité, qui se retrouve à la fin dans Hassan, que Beppo avait déjà eue, je crois. L’adorable drolerie À quoi rêvent les jeunes filles, imbroglio malicieux et tendre qu’on peut lire entre le Songe d’une nuit d’été et le cinquième acte de Figaro, n’est que le gracieux persifflage de cette idée de chaos où il se joue, de même que Frank m’en paraît la personnification sombre, fatiguée et luttante. Le plus beau passage du volume, ces stances du milieu de Namouna, que nul ne se chantera sans larmes, ce Don Juan vraiment nouveau, réalisé d’après Mozart, qu’est-ce encore, je le demande, sinon l’amas de tous les dons et de tous les fléaux, de tous les vices et de toutes les grâces ; l’éternelle profusion de l’impossible ; terres et palais, naissance et beauté ; trois mille noms de femmes dans un seul cœur ; le paradis de l’enfer, l’amour dans le mal et pour le mal, un amour pieux, attendri, infini, comme celui du vieux Blondel pour son pauvre roi ? Si j’ai dit que l’œuvre manquait d’unité, je me rétracte : l’insaisissable unité se rassemble ici comme dans un éclair, et tombe magiquement sur ce visage : voici l’objet d’idolâtrie.

À travers tout le premier drame qui se passe au Tyrol, un air vif des montagnes circule ; on entend l’Hallali des chasseurs qui fait bondir ; on croit boire à pleine main la saveur glacée des neiges dont la franche âcreté répare un sang affadi. Mais, dans les jardins du duc Laërte, sous le double bosquet où les deux sœurs soupirent, ce sont de tièdes et languissans parfums, mille zéphyres moqueurs et la mélodie lutine des fées.

Le style du Spectacle dans un fauteuil n’a plus rien du système ni du pastiche, comme certains endroits des Contes d’Espagne et d’Italie. Mais, en revanche, les incorrections et les négligences n’y sont pas ménagées : la plupart meurt, etc., etc. Il y a force obscurités par manque de liaison ; ainsi, je n’ai pas compris le duc Laërte disant, page 168 :


« Nous voulons la beauté pour avoir la tristesse. »


Belcolore dit quelque part à Frank :


« Prétends-tu me prouver que j’aie un cœur de pierre ? »


Frank lui répond :


« Et ce que je te dis ne te le lève pas ! »


Les rimes sont partout réduites à leur minimum, griser et lévrier par exemple, Danaé et tombé ; le poète en cela a trouvé moyen de renchérir sur Voltaire. De plus, grâce à l’emploi des rimes entrecroisées comme dans Tancrède, on croirait de temps à autre lire des vers blancs ; on peut trouver en effet quatre vers de suite qui forment un sens complet sans rimer. Il s’en est même glissé un tout-à-fait blanc, page 55, et dans l’absence générale de rythme, j’ai eu quelque peine à l’apercevoir.

Bien qu’un poète ne soit pas nécessairement un critique, que mille élémens suspects animent les jugemens littéraires qu’il laisse tomber d’un ton d’oracle, et qu’on ne doive pas lui en demander un compte trop scrupuleux, pourtant la préface en vers de M. de Musset renferme, entre autres opinions contestables, un rapprochement entre Mérimée et Caldéron, qui m’a semblé dépasser toutes les bornes de la licence poétique en pareille matière :


L’un, comme Caldéron et comme Mérimée,
Incruste un plomb brûlant sur la réalité, etc.


Nous avons peu pratiqué Caldéron ; mais nous en avons assez entrevu pour ne jamais rapprocher ce grand dramatiste catholique, presque canonisé par les Schlegel, du talent fort médiocrement spiritualiste de notre énergique et sobre contemporain. Les comédies de cape et d’épée, par lesquelles il peut coudoyer un moment Mérimée, ne sont qu’une portion secondaire de son œuvre. L’image du plomb incrusté dans la réalité, de l’effigie d’airain emportée d’un coup de ciseau, cette image si juste quand elle s’applique au père de Mateo Falcone, de Tamango et de Catalina, jure énormément avec la nature tout ailée du génie à qui l’on doit Psyché, le Lys du Carmel et ces Actes sans nombre d’où les chants séraphiques s’exhalent comme des bouffées de chauds arômes ou les nuées d’encens dans les sanctuaires.

Mais c’est épiloguer bien long-temps : quoi qu’il en soit des détails, un poète nouveau, par cette éclatante récidive, nous est dûment acquis et constaté. Ainsi les rangs se pressent ; le ciel poétique de la France se peuple. À chaque heure, de plus jeunes étoiles lèvent le front ; d’autres qui n’étaient que pâles et douteuses encore, grossissent, se dégagent ; et à mesure que l’importance de chacun diminue, la gloire et l’ornement du pays s’augmentent.

Pour nous, critique, chargé d’enregistrer à temps ces choses nouvelles, nous tâcherons de n’y jamais manquer, et nous gardant, s’il se peut, de la précipitation enthousiaste qui prophétise inconsidérément des splendeurs par trop nébuleuses, nous ne serons pas des derniers à signaler les vraies apparitions dignes du regard. Nous ferons l’office de la vigie, et notre cri de découverte sera toujours mêlé d’émotion et de joie. Quand on a soi-même des portions de l’artiste, qu’on l’a été un moment, ou du moins qu’on a désiré de le devenir à quelque degré, la vigilance sur les créations naissantes est extrême ; le clin-d’œil est rapide et peu trompeur ; on reconnaît avec un instinct vif, presque jaloux, ces lumières qui pointent à l’horizon et vont à mesure éteindre les anciennes. Il y a quelque chose qui nous parvient vite dans tout ce qui hâte l’oubli qu’on fera de nous, dans tout ce qui rappelle les honneurs et les palmes exclusives auxquelles on avait songé. Qu’y faire ? Il faut se répéter chaque matin, quand on ne vit pas dans un âge de barbarie, quand les rivaux abondent et que les rangs se pressent, ce que disait à Dante le peintre Oderic, puni d’orgueil au purgatoire : « Après moi, disait cette âme en rougissant, après moi, Francesco de Bologne qui déjà m’efface ; après Cimabué, le Giotto ; après le premier Guido, le second ! chacun a le cri à son tour. » Tieck, dans une Vie de poète, a bien fidèlement décrit ce mouvement de tristesse jalouse, quand Marlow se voit d’abord en présence du drame levant de Shakspeare. Mais Marlow se décide à admirer ; c’est par-là qu’il se sauve de la souffrance ; cette première émotion qui pouvait rentrer en envie, déborde en louange. Rotrou fit de même devant Corneille. — À plus forte raison la critique le doit-elle faire, à l’égard des œuvres de prix qui se succèdent. Quand elle a quelque fonds d’artiste en elle, disions-nous, elle est promptement avertie par un tact chatouilleux de ce qui se remue de poétique alentour : qu’elle se réjouisse donc d’avoir à le dire ; qu’elle mette sa gloire à saluer la première ; sa consolation comme son devoir est de ne se lasser jamais.


sainte-beuve.
  1. Chez Eugène Renduel, rue des Grands-Augustins.